
La corrida, cible facile d'une indignation sélective
La corrida est une invention espagnole. Apparue entre le XIe et le XIIe siècle, elle se pratiquait alors à cheval (armée de lances). La forme moderne, avec le matador à pied, s'installe au XVIIe siècle. En France, les archives sont claires : la première corrida intégrale eut lieu à Bayonne le 21 août 1853, sous l'impulsion de l'impératrice Eugénie de Montijo, épouse de Napoléon III, d'origine espagnole (des traditions taurines festives et non sanglantes existaient déjà en France). Elle exploita alors un flou de la loi Grammont de 1850, qui interdisait les mauvais traitements publics sur animaux domestiques (grâce à la SPA), mais excluait les taureaux. Après la chute du 2d Empire, le flou est levé, car les taureaux, propriété d'éleveurs, sont jugés domestiques. Dès 1871, la justice déclare donc la corrida illégale. À l'époque, des sanctions symboliques ont été infligées, ce qui n'a pas empêché la pratique de se répandre, jusqu'à s'enraciner dans certaines villes. En 1951, la loi est modifiée, et l'interdiction ne s'applique plus en cas de « tradition ininterrompue » (la pratique ne peut donc pas être créée ou s'étendre). Entre 1871 et 1951, c'est une période d'illégalité tolérée.
Les « anti-corrida » ne se limitent pas à cette posture, comme l'a rappelé Jeremstar sur TBT9 : il s'agit de s'opposer à toutes les pratiques jugées comme maltraitantes envers les animaux. Par extension, cette logique conduit à la généralisation d'un mode de vie végan. Le point qui cristallise les critiques est la spectacularisation de la mort et de la souffrance infligée en amont. Ce que personne ne nie. Néanmoins, il est crucial de ne pas réduire le débat à une question qui est centrale pour les détracteurs, mais de comprendre que, pour les défenseurs, elle peut ne pas l'être (ou, du moins, pas de la même manière). Simplifier le débat permet aux uns d'avoir une supériorité morale, en position de définir leurs opposants comme barbares ou arriérés… Une dialectique perfide, stérile et peu constructive. L'argument de la confrontation à la violence paraît peu recevable, tant elle est omniprésente. L'exemple du rap, musique la plus écoutée, est frappant, car il repose quasi exclusivement sur la glorification d'une violence gratuite, de l'apologie des armes, du trafic, de la misogynie, de l'appel au meurtre… en toute quiétude.
L'abolition de la corrida aboutirait à l'extinction de la race des taureaux de combat, élevés uniquement pour l'arène. Des animaux qui vivent factuellement mieux qu'une bête d'élevage : vastes espaces préservés (au moins un hectare, contre parfois quelques m2 pour un bovin, voire pire), une vie deux à quatre fois plus longue et des soins encadrés par un cahier des charges strict. La filière incarne tout un patrimoine et un lien entre ruralité, tradition, proximité avec les bêtes et élevage extensif, loin des logiques de masse. La corrida tuerait environ 1 000 animaux par an. Un chiffre à mettre en perspective avec, par exemple, l'abattage rituel Halal fait sans étourdissement (pratique illégale tolérée par dérogation et généralisée), où l'animal doit sentir sa mort et le sang jaillir. Pratique qui tue plusieurs millions d'animaux par an (et 80 000 moutons tués illégalement par des particuliers). Manon Aubry s'est montrée peu à l'aise sur ce sujet, affirmant que la corrida relevait « d'une croyance qui concerne un peu moins de monde », un critère qui mériterait plus de détails. Au total, sur 2022, c'est près de 1 milliard d'animaux doués de sensibilité, issus d'élevage français, qui ont été abattus (dans des conditions parfois ignobles). Sans parler des morts d'animaux liées à l'industrie pharmaceutique, à l'urbanisme… Ou encore des espèces parfois classées fallacieusement nuisibles, causant des millions de victimes (blaireaux, renards…). La viralité des images creuse le clivage, car une vidéo choc émotionnel forme l'opinion de spectateurs souvent éloignés des réalités locales. Beaucoup dénoncent cette prise en otage d'une minorité, par une majorité non sensibilisée et instrumentalisée (qui va donc se dire contre).
Selon le torero Raphaël Raucoule, la corrida traduit un profond respect pour l'animal, mais exprimé différemment. Il dit même être un « amoureux » des taureaux qu'il affronte, qui ont « le combat dans leurs gênes », et réfute le terme « torture ». C'est précisément cet angle qui mérite d'être interrogé et éventuellement compris : on oublie parfois qu'on peut être contre, sans abolir. La tauromachie oppose tradition locale et uniformisation culturelle, rituel codifié et modernité lisse, rapport frontal à la mort et à la souffrance et la volonté de cette société de l'invisibiliser. Elle semble se dresser contre le mondialisme, autant sur le terrain que dans les esprits. Dans cette logique, l'altermondialisme peut valoriser le local et ses singularités. La corrida serait perçue alors non comme une anomalie, mais comme un mal toléré en vue d'un intérêt supérieur : la préservation des identités régionales, face à l'uniformisation grandissante qui les éteint. Ce face-à-face avec le tragique, où le toréador joue sa vie, porte aussi une dimension spirituelle et transcendantale que les aficionados revendiquent et qui est souvent exclue des débats.
- Arrivée en France grâce à un flou juridique, la corrida vivra 80 ans dans l'illégalité tolérée.
- Une simplification à outrance qui permet un clivage facile entre ceux qui aiment les animaux et ceux qui les détestent, symbole d'une binarité manichéenne aveugle.
- Militer pour l'abolition revient à militer pour l'extinction de la race des taureaux de combat, et tout ce qui l'accompagne.
- Ces clivages donnent lieu à un débat plus large sur la place des traditions locales qui interpellent, face à une uniformisation globale qui aplanit, et sur la capacité à être contre, sans forcément interdire.