Société

La corrida, cible facile d'une indignation sélective

Par Raphaël Lepilleur. Synthèse n°2556, Publiée le 25/09/2025 - Photo : Une corrida à Séville en mai 2013. Peut on encore être contre, sans interdire ?  Crédits : Wikimédia Commons.
Un vidéaste a récemment interrompu une corrida et relancé la controverse. Si la France a depuis longtemps des traditions taurines, la corrida est un ajout récent, devenu le symbole d'un débat plus large : identités locales face à modernité uniformisante, tabou autour de la mise à mort visible, nécessité d'interdire. Au-delà du manichéisme (bons contre méchants), le dialogue s'impose.

La corrida est une invention espagnole. Apparue entre le XIe et le XIIe siècle, elle se pratiquait alors à cheval (armée de lances). La forme moderne, avec le matador à pied, s'installe au XVIIe siècle. En France, les archives sont claires : la première corrida intégrale eut lieu à Bayonne le 21 août 1853, sous l'impulsion de l'impératrice Eugénie de Montijo, épouse de Napoléon III, d'origine espagnole (des traditions taurines festives et non sanglantes existaient déjà en France). Elle exploita alors un flou de la loi Grammont de 1850, qui interdisait les mauvais traitements publics sur animaux domestiques (grâce à la SPA), mais excluait les taureaux. Après la chute du 2d Empire, le flou est levé, car les taureaux, propriété d'éleveurs, sont jugés domestiques. Dès 1871, la justice déclare donc la corrida illégale. À l'époque, des sanctions symboliques ont été infligées, ce qui n'a pas empêché la pratique de se répandre, jusqu'à s'enraciner dans certaines villes. En 1951, la loi est modifiée, et l'interdiction ne s'applique plus en cas de « tradition ininterrompue » (la pratique ne peut donc pas être créée ou s'étendre). Entre 1871 et 1951, c'est une période d'illégalité tolérée.

Les « anti-corrida » ne se limitent pas à cette posture, comme l'a rappelé Jeremstar sur TBT9 : il s'agit de s'opposer à toutes les pratiques jugées comme maltraitantes envers les animaux. Par extension, cette logique conduit à la généralisation d'un mode de vie végan. Le point qui cristallise les critiques est la spectacularisation de la mort et de la souffrance infligée en amont. Ce que personne ne nie. Néanmoins, il est crucial de ne pas réduire le débat à une question qui est centrale pour les détracteurs, mais de comprendre que, pour les défenseurs, elle peut ne pas l'être (ou, du moins, pas de la même manière). Simplifier le débat permet aux uns d'avoir une supériorité morale, en position de définir leurs opposants comme barbares ou arriérés… Une dialectique perfide, stérile et peu constructive. L'argument de la confrontation à la violence paraît peu recevable, tant elle est omniprésente. L'exemple du rap, musique la plus écoutée, est frappant, car il repose quasi exclusivement sur la glorification d'une violence gratuite, de l'apologie des armes, du trafic, de la misogynie, de l'appel au meurtre… en toute quiétude.

L'abolition de la corrida aboutirait à l'extinction de la race des taureaux de combat, élevés uniquement pour l'arène. Des animaux qui vivent factuellement mieux qu'une bête d'élevage : vastes espaces préservés (au moins un hectare, contre parfois quelques m2 pour un bovin, voire pire), une vie deux à quatre fois plus longue et des soins encadrés par un cahier des charges strict. La filière incarne tout un patrimoine et un lien entre ruralité, tradition, proximité avec les bêtes et élevage extensif, loin des logiques de masse. La corrida tuerait environ 1 000 animaux par an. Un chiffre à mettre en perspective avec, par exemple, l'abattage rituel Halal fait sans étourdissement (pratique illégale tolérée par dérogation et généralisée), où l'animal doit sentir sa mort et le sang jaillir. Pratique qui tue plusieurs millions d'animaux par an (et 80 000 moutons tués illégalement par des particuliers). Manon Aubry s'est montrée peu à l'aise sur ce sujet, affirmant que la corrida relevait « d'une croyance qui concerne un peu moins de monde », un critère qui mériterait plus de détails. Au total, sur 2022, c'est près de 1 milliard d'animaux doués de sensibilité, issus d'élevage français, qui ont été abattus (dans des conditions parfois ignobles). Sans parler des morts d'animaux liées à l'industrie pharmaceutique, à l'urbanisme… Ou encore des espèces parfois classées fallacieusement nuisibles, causant des millions de victimes (blaireaux, renards…). La viralité des images creuse le clivage, car une vidéo choc émotionnel forme l'opinion de spectateurs souvent éloignés des réalités locales. Beaucoup dénoncent cette prise en otage d'une minorité, par une majorité non sensibilisée et instrumentalisée (qui va donc se dire contre).

Selon le torero Raphaël Raucoule, la corrida traduit un profond respect pour l'animal, mais exprimé différemment. Il dit même être un « amoureux » des taureaux qu'il affronte, qui ont « le combat dans leurs gênes », et réfute le terme « torture ». C'est précisément cet angle qui mérite d'être interrogé et éventuellement compris : on oublie parfois qu'on peut être contre, sans abolir. La tauromachie oppose tradition locale et uniformisation culturelle, rituel codifié et modernité lisse, rapport frontal à la mort et à la souffrance et la volonté de cette société de l'invisibiliser. Elle semble se dresser contre le mondialisme, autant sur le terrain que dans les esprits. Dans cette logique, l'altermondialisme peut valoriser le local et ses singularités. La corrida serait perçue alors non comme une anomalie, mais comme un mal toléré en vue d'un intérêt supérieur : la préservation des identités régionales, face à l'uniformisation grandissante qui les éteint. Ce face-à-face avec le tragique, où le toréador joue sa vie, porte aussi une dimension spirituelle et transcendantale que les aficionados revendiquent et qui est souvent exclue des débats.

À retenir
  • Arrivée en France grâce à un flou juridique, la corrida vivra 80 ans dans l'illégalité tolérée. 
  • Une simplification à outrance qui permet un clivage facile entre ceux qui aiment les animaux et ceux qui les détestent, symbole d'une binarité manichéenne.
  • Militer pour l'abolition revient à militer pour l'extinction de la race des taureaux de combat, et tout ce qui l'accompagne.
  • Ces clivages donnent lieu à un débat plus large sur la place des traditions locales qui interpellent, face à une uniformisation globale qui aplanit, et sur la capacité à être contre, sans forcément interdire. 
La sélection
Raphael Raucoule dans C à vous sur France 5
Regarder sur Youtube
S'abonner gratuitement
9 commentaires
Le 05/10/2025 à 23:06
La corrida est une tradition barbare qui n'a aucune raison de subsister . Faut-il être primaire pour la défendre...au nom de la tradition. C'est juste le moyen d'exprimer une violence collective et de la cautionner avec des arguments culturels
Répondre
Signaler
Répondre
Le 27/09/2025 à 23:12
Je ne vais pas perdre de temps à argumenter mais cet article est plutôt spécieux avec des arguments qui ne tiennent pas la route. Je ne suis ni végétarien, ni vegan et je mange de la viande. Cette pseudo tradition est effectivement barbare tout comme ceux qui chantent du rap ou ceux qui jouent du couteau pour un oui ou pour un non. En bref, il faut interdire sans exception ces corridas inutiles et d'un autre temps. Et pour ceux qui ont besoin d'adrénaline, ils peuvent toujours faire un déplacement vers Kiev ou Gaza où ils retrouveront la vue et l'odeur du sang qu'ils apprécient tant !
Répondre
Signaler
Répondre
1 Réponse
Réponse de l'auteur - 28/09/2025 à 13:39
Merci pour votre retour. Employer le terme « pseudo-tradition » traduit déjà une position tranchée, mais l’article ne cherche pas à imposer un point de vue, il tente surtout de questionner. Quant à l’idée que mes arguments « ne tiennent pas la route », je comprends que la démarche puisse dérouter, puisqu’elle consiste à rapporter une vision rarement défendue aujourd’hui qui va contre le consensus. Mais je ne ménage pas non plus la corrida, puisque j’expose aussi ses débuts très compliqués et controversés. C’est un débat qui me semble beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. J’ai répondu de manière plus détaillée à d’autres commentaires, n’hésitez pas à en prendre connaissance. Merci en tout cas d’avoir pris le temps de commenter.
Répondre
Signaler
Répondre
Le 26/09/2025 à 16:47
La corrida, une tradition ? Enfoncer 1.50 m d’armes blanches dans le corps du taureau pendant 20 minutes en l’achevant de plusieurs coups de poignards dans le rachis cervical est un spectacle cruel qui devrait être aboli. Les férias, les manades et les arènes pourront continuer à vivre sans ce spectacle abject.
Répondre
Signaler
Répondre
Le 26/09/2025 à 08:26
Tout comme les défenseurs de la corrida vous faites des allusions et amalgames avec les abattoirs où des millions d'animaux meurent dans des conditions insoutenables. De ce fait, vous éludez la question de fond à savoir la jouissance de certains individus face au supplice et à l'agonie d'un animal. Un sentiment de toute puissance dans un jeu barbare et pervers dans lequel les dé sont pipés. La barbarie érigée en spectacle. Quant aux abattoirs, ils meriteraient un article à part entière.
Répondre
Signaler
Répondre
1 Réponse
Réponse de l'auteur - 26/09/2025 à 10:09
Merci pour votre commentaire. Vous soulevez un point qui revient souvent, celui de la « jouissance » éventuelle face à la souffrance animale. C’est une dimension qui me semble difficile à appréhender car, n’étant ni omniscient ni à la place des spectateurs, je ne peux pas savoir ce qui motive chacun. Peut-être que, chez certains, il y a une part de sadisme ; mais pour la grande majorité des aficionados, ce n’est pas de cet ordre. Ils disent apprécier avant tout un cérémonial, un rituel, une atmosphère particulière, et surtout le rapport de force homme-animal et les passes techniques qui s'enchaînent. On peut, bien sûr, objecter qu’il n’est pas nécessaire de faire souffrir un animal pour générer de l’ambiance ou une atmosphère. C’est vrai, et c’est précisément ce qui nourrit le débat.
1
Répondre
Signaler
Répondre
Siffreine
Le 26/09/2025 à 08:09
Raphaël Raucoule Comment être amoureux de l'animal qu'Il va torturer??? combien une mise à mort rapporte t'il pécuniairement ...Je ne crois pas à son sentiment d'amour!!!
Répondre
Signaler
Répondre
Voir tous les commentaires
Ajoutez votre commentaire
Pourquoi s'abonner à LSDJ ?

Vous êtes submergé d'informations ? Pas forcément utiles ? Pas le temps de tout suivre ?

Nous vous proposons une sélection pour aller plus loin, pour gagner du temps, pour ne rien rater.

Sélectionner et synthétiser sont les seules réponses adaptées ! Stabilo
Je m'abonne gratuitement
La corrida, cible facile d'une indignati...
9 commentaires 9
LES DERNIÈRES SÉLECTIONS
Lire en ligne
Lire en ligne
Lire en ligne
Lire en ligne
Lire en ligne
Lire en ligne
Lire en ligne