Mais qu'attend-on pour faire un film sur lui ? C'est sans compter sur notre rapport compliqué à l'héroïsme et au patriotisme, deux mots qui font moisir les hommes de feu sur les étagères de nos musées. Pourtant, ces mânes ne demandent qu'à inspirer les nouvelles générations. Ces portraits d'ancêtres n'ont rien de poussiéreux : ils sortent même tous du cadre, qu'il s'agisse de René Fonck (« l'as des as »), du légionnaire Ralph Monclar, de Roger Vandenberghe en Indochine ou d'Eugène Bullard, premier pilote militaire afro-américain ayant fui les États-Unis pour l'Europe et la France, etc.

Ancien prof d'histoire, Julien Hervieux prend sa pelle de scénariste pour sortir les héros du tombeau de nos mémoires. Le premier de la série se nomme Albert Roche. La BD qu'il lui consacre avec Éric Stalner est un catafalque à sa gloire, avec déjà 10 000 exemplaires vendus. Quant à sa vidéo sur TikTok, elle en est à 1,3 million de vues !

Sur ce point, la France est en retard. D'autres pays scénarisent depuis longtemps leurs bêtes de guerre, même factices, comme L'Oncle Sam avec Captain America ou Rambo, à la différence près que leur bravoure est souvent gonflée à l'hélium du mythe.

Albert Roche, c'est tout le contraire. Ses faits d'armes sont documentés, sourcés, historiquement vérifiés. Il naît en 1895 dans ce beau pays du Tricastin, au cœur de la Drôme provençale. C'est un fils de paysan modeste, comme la France en compte encore des millions. Cette population laborieuse et courageuse sera laminée par la Première Guerre mondiale, qui va exposer leurs poitrines aux hachoirs des mitrailleuses des « boches ». Dans les plus petits de nos villages, les monuments aux morts sont autant de vestiges muets de cette boucherie sans nom.

En 1914, Albert Séverin Roche se porte volontaire. Jugé trop chétif, il est réformé. L'armée le refuse à plusieurs reprises ! Opiniâtre, il ne lâche rien et réussit quand même à se faire recruter. Il a 19 ans. La caserne l'ennuie et l'entraînement aussi. Sa fougue aspire à l'action et, pour cela, il déserte ! Sanctionné, il est affecté au 27e bataillon de chasseurs alpins, unité d'élite. Envoyé au front par punition, lui se réjouit d'aller en première ligne ! Si rien ne le prédestine à devenir un super poilu, Albert Roche montre que l'histoire fait les hommes autant que les hommes font l'histoire. En trois ans de guerre, il sera blessé neuf fois et fera prisonniers 1 180 soldats allemands. Citons ses trois faits d'armes les plus fous :

Hiver 1915. Le 27e BCA combat en Alsace. Un bombardement anéantit ses camarades de tranchée. Seul rescapé, Albert Roche ramasse les fusils des morts et les place en ligne sur le parapet pour faire croire que le régiment est prêt à riposter à l'assaut. Comme dans The Patriot avec Mel Gibson, il passe d'une arme à l'autre pour tirer une succession de coups isolés. Pensant que toute la section est en ligne, l'ennemi hésite et se replie. Grâce à cette ruse, Albert Roche sauve la position sans renfort.

Printemps 1917 au Chemin des Dames : deux officiers sont grièvement blessés près des lignes allemandes. Les secours jugent impossible d'intervenir. Mais comme l'infirmier US Desmond Doss à Okinawa, Albert Roche ira les chercher. Il part seul, de nuit, rampe dix heures (!) dans la boue. Épuisé, le guerrier-paysan s'endort dans un trou d'obus. Manque de chance : une patrouille française passe par là, le prend pour un déserteur et l'arrête. Albert Roche est condamné à mort pour abandon de poste ! À l'époque, la hiérarchie fait fusiller dare-dare. Mais comme au cinéma, le destin ne se résout pas à l'injustice. In extremis, l'un des officiers sort du coma, retrouve sa trace, et sauve sa tête. Le poteau d'exécution s'en souvient encore.

Printemps 1918 sur la Meuse : il mène encore une action en profondeur. Seul, de nuit, Albert Roche fait taire un nid de mitrailleuses. Se déplaçant à plat ventre jusqu'à une cheminée de chauffage d'un abri ennemi, il y glisse des grenades, surgit avec son fusil, fait feu, crie des ordres en français. Croyant qu'il commande une attaque, toute la tranchée se rend ! Albert Roche fait sortir un à un 118 soldats qu'il ramène vers les lignes françaises.

Pourquoi ce héros est-il si méconnu ? Pour Julien Hervieux, « on vit dans ce monde très étrange où des personnages extraordinaires tombent dans l'oubli ». Albert Roche survécut à la Première Guerre mondiale et retourna à son champ. Si le paysan-soldat avait écrit des lettres à sa famille, la « der des der » ne lui inspira point de récit littéraire, comme un Maurice Genevoix ou un Ernst Jünger. En descendant d'un car, il mourut renversé par une voiture à Sorgues en avril 1939. Albert Roche avait 44 ans.

Albert Roche « héros de guerre », Julien Hervieux/Éric Stalner, Grand Angle, 2024, 16,90 €