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La (trop) belle histoire du créateur du Web

Par Raphaël Lepilleur. Synthèse n°2629, Publiée le 26/12/2025 - Photo : Tim Berners-Lee, l'inventeur du web, en conférence en 2019. Véritable utopiste humaniste ou technocrate sans-frontiériste ? Crédits : Jwslubbock via Wikimedia Commons
L'histoire de Tim Berners-Lee ressemble à un conte moderne : celui d'un ingénieur qui aurait offert le Web au monde, sans contrepartie. Un storytelling qui omet l'essentiel. Au-delà de l'image de l'inventeur désintéressé, il est devenu un architecte politique et idéologique du Web, acteur central des sphères de gouvernance mondiale qui façonnent internet, la mondialisation et au-delà. 

Né en 1955 à Londres, Tim Berners-Lee (TBL) grandit dans un environnement scientifique. Sa mère, Mary Lee Woods, est programmeuse, son père, Conway Berners-Lee, informaticien, travaille sur les premiers ordinateurs britanniques et coécrit le manuel du Ferranti Mark I, 1er ordinateur commercial du Royaume-Uni. Après des études de physique à l'université d'Oxford, il commence sa carrière dans les télécommunications, puis dans l'industrie de l'impression. En 1984, alors consultant, il est missionné par le CERN, le centre européen de recherche en physique des particules près de Genève, pour concevoir une base de données destinée à améliorer la circulation de l'information entre chercheurs.

En 1989, TBL propose une solution dans une note interne intitulée « Gestion de l'information : une proposition ». Il y décrit un système permettant de relier des documents via un réseau afin que chaque chercheur puisse accéder aux informations produites par d'autres, indépendamment du lieu ou du type d'ordinateur. Le principe repose sur l'attribution d'une adresse à chaque document, sur des liens cliquables reliant les contenus entre eux, et sur un protocole commun permettant aux machines de communiquer. Ces principes constituent les bases du Web. Le langage HTML structure les pages, les URL leurs donne une adresse et le protocole HTTP organise l'échange des données. Le World Wide Web désigne l'ensemble de ces pages interconnectées et accessibles via Internet. Ce qu'on voit aujourd'hui dans la barre d'adresse d'un navigateur repose toujours sur ce système. Son supérieur hiérarchique annote le document d'une formule restée célèbre, « vague mais prometteur ». Le projet est autorisé à titre expérimental.

TBL est rapidement rejoint par l'ingénieur belge Robert Cailliau, qui joue un rôle central dans la structuration et la promotion du projet. Ils cosignent en 1990 le document « WorldWideWeb, proposition pour un projet hypertexte », considéré comme l'un des textes fondateurs du Web. Cailliau milite pour faire reconnaître l'intérêt stratégique du projet et en défendre l'ouverture. Début 1990, alors que le CERN envisage un modèle payant, il mène un combat déterminant pour qu'il soit librement accessible, alertant sur le risque qu'une monétisation étouffe le projet face à des concurrents comme Gopher (dont le déclin sera accéléré par le fait qu'il devienne payant). Cette position finit par s'imposer. En 1993, le CERN place les technologies du Web dans le domaine public. Cette décision, soutenue par TBL, permet une diffusion rapide (ici la première page web, expliquant le concept). Ce choix, souvent présenté comme un geste d'altruisme pur, est surtout stratégiquement décisif, car à cette échelle, c'était la seule option permettant au projet d'être massivement adopté. Mais la gratuité n'abolit pas le pouvoir.

Dès 1994, TBL fonde le World Wide Web Consortium (W3C), chargé de définir les standards techniques du Web. Le W3C est un consortium international privé, réunissant des membres issus d'entreprises, d'universités, d'organismes publics... L'adhésion est payante. D'ingénieur-inventeur, TBL devient alors architecte de l'infrastructure numérique mondiale. Définir les standards, c'est orienter les usages. Cette évolution s'accompagne d'un positionnement idéologique assumé. Il défend depuis toujours l'idée d'un Web ouvert et sans frontières, conçu comme un espace de libre circulation de l'information (tout en voulant la réguler pour lutter contre la « désinformation »). Il critique régulièrement les souverainetés numériques nationales et les tentatives de contrôle local d'Internet. Ce sans-frontiérisme numérique s'inscrit dans une vision d'un monde interconnecté, où l'idée de nation est perçue comme un obstacle. L'idée de sans-frontiérisme ne peut être que globale.

Ce positionnement l'inscrit naturellement dans les sphères de la gouvernance mondiale. Intervenant régulier du Forum économique mondial de Davos, il y est présenté comme un des architectes de la mondialisation numérique. Parallèlement, il multiplie les initiatives pour « corriger » les dérives du Web, avec l'objectif affiché de donner aux individus le contrôle de leurs données via des espaces de stockage appelés pods. En 2009, il cofonde la WWW Foundation, (fermée en 2024) avec Rosemary Leith, entrepreneure et future épouse, ancienne présidente du Conseil mondial pour l'avenir de la sécurité d'Internet du Forum économique mondial. En 2012, il cofonde également l'Open Data Institute, qui promeut l'ouverture et la standardisation des données, dans une optique souvent rapprochée de l'Open Society du controversé George Soros.

Peut-on réellement vouloir émanciper les individus tout en agissant depuis des instances de gouvernance mondiale opaques, élitistes et hors du contrôle démocratique ? TBL évolue dans un écosystème qui promeut une vision du monde fondée sur des logiques de marché, d'uniformisation et de contrôle, où la place du peuple apparaît secondaire. Le récit s'arrête à un moment confortable, celui du génie bienveillant offrant son invention à l'humanité. Il s'attarde peu sur la suite… Un beau storytelling derrière lequel se dessine une réalité plus politique.

À retenir
  • À la fin des années 1980, Tim Berners-Lee conçoit, pour le CERN, un système destiné à faciliter le partage de l'information entre chercheurs. Le Web naît comme une architecture simple, universelle et ouverte. La gratuité, souvent présentée comme un geste humaniste, constitue surtout la condition nécessaire à son adoption mondiale.
  • En 1994, avec la création du World Wide Web Consortium (W3C), Berners-Lee change de rôle. Il ne se contente plus d'avoir inventé le Web, il en devient le « gérant ». À travers un consortium privé définissant les standards techniques, il influence durablement les usages et l'infrastructure du Web mondial.
  • Il défend un Internet ouvert et sans frontières, critique des souverainetés numériques et des régulations nationales. Cette vision l'inscrit au cœur des sphères de gouvernance mondiale, notamment à Davos et dans une logique de régulation transnationale du numérique (très idéologique du coup).
  • Avec la WWW Foundation, l'Open Data Institute et d'autres projets, il affirme vouloir corriger les dérives du Web et redonner le contrôle des données aux individus. Mais peut-on émanciper les citoyens en agissant depuis des instances globales, non élues et largement opaques, qui structurent l'architecture numérique mondiale ? Au service de qui, de quoi...
La sélection
Tim Berners-Lee Invented the World Wide Web. Now He Wants to Save It
A lire sur le site de New Yorker
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