En 1924, il y a donc tout juste un siècle, Thomas Midgley Jr., chimiste chez General Motors, se tient face à une foule de journalistes. Il s'enduit les mains d'un additif liquide chargé en plomb et respire avec extase les émanations du produit pendant près d'une minute. « Je pourrais faire ça tous les jours sans aucun risque pour ma santé ! » claironne-t-il devant les spectateurs ravis de pouvoir nourrir leurs papiers grâce à un scientifique qui ne les assomme pas de formules indigestes. Le fait que Midgley fasse appel à un médecin peu après ce coup d'éclat ne fera pas l'objet d'un communiqué de presse… Pire, son absence pour maladie de plusieurs mois l'année précédente ne sera pas rendue publique. Elle fut pourtant causée par l'exposition au plomb.

Midgley connaissait la toxicité de son invention si lucrative. Cependant, son employeur, General Motors, et le puissant lobby automobile l'ont contraint à calmer les inquiétudes du public. Car la presse relayait plusieurs cas d'empoisonnements. En cause, le tétraéthyle de plomb : voilà le produit miracle qui justifiait de tels mensonges. Ajouté à l'essence, il permettait de résoudre un problème majeur pour l'industrie automobile : empêcher les cliquetis et les hoquets dus à des séries de toutes petites explosions dans le moteur. Midgley, missionné par GM depuis 1916, avait découvert que l'addition de ce liquide huileux à base de plomb dans l'essence améliorait grandement le fonctionnement et la résistance des moteurs. La haute toxicité du produit pour la population (et pour l'inventeur lui-même), était un « détail » comparé au progrès scientifique… Midgley n'allait pas s'arrêter là en fabriquant le « fréon », le premier des chlorofluorocarbures (« CFC »). Ce sont des gaz utilisés pour la réfrigération, qui présentent l'avantage d'être non-inflammables, donc moins dangereux à manier. Ils sont en revanche de véritables poisons pour la couche d'ozone.

Cent ans après, les inventions chimiques de Midgley ont d'ailleurs laissé de profondes cicatrices sur le monde. La couche d'ozone est en convalescence pour encore une quarantaine d'années et l'introduction tardive du « sans plomb » fait que des générations ont été empoisonnées. On trouvait encore de l'essence « avec plomb » en 2021 en Algérie par exemple… L'OMS estime à 1 million le nombre de décès directement causé par le plomb chaque année ! Après Oppenheimer en 2023, film qui racontait la vie et les atermoiements éthiques de l'inventeur de la bombe atomique, Midgley sera prochainement au centre d'un nouveau film : Midge. Car il a été célébré comme un héros pendant des décennies avant que la toxicité de ses inventions ne soit révélée. Mais, pour lui comme pour son employeur, rien ne devait entraver le succès commercial de l' « Éthyle » rapporte CNN (voir l'article en lien).

Dans le temps, General Motors avait formé une alliance avec Standard Oil (pétrole) et DuPont (chimie) pour faire taire les lanceurs d'alerte. La composition de l'Éthyle ne laissait aucun doute quant à sa toxicité. Il a tout de même été commercialisé dès 1923. Des oppositions suffisamment sérieuses se sont constituées et une conférence s'est donc tenue à Washington en mai 1925 à l'appel du ministre de la Santé. Or, le lobby formé par les trois géants susmentionnés était tellement puissant qu'il a fait plier le gouvernement fédéral. Son argument laisse songeur :« Il n'y a pas de preuve que le plomb des gaz d'échappement des véhicules soit un danger pour la population ». Pourtant, les ouvriers des usines produisant l'Éthyle tombaient malades depuis 1923 en devenant fous. D'où le coup médiatique de Midgley et de ses sponsors l'année d'après — malgré ses propres symptômes dont il a pourtant fait état dès le mois de janvier 1923…

Le lobby de l'Éthyle a réussi à maintenir son poison en ventes aux États-Unis jusqu'en 1996. Une étude de 2022 estime que la moitié de la population américaine a été exposée à des taux dangereux dès l'enfance. Quant au fréon, ce n'est qu'avec le protocole de Montréal en 1987 que l'ONU planifiera le bannissement des CFC jusqu'en 2010. Se faisant signe d'espoir, la couche d'ozone reprend peu à peu des forces depuis cet accord salutaire. Ce fait démontre la résilience de notre environnement même si l'Éthyle continue d'empoisonner les enfants par ses poussières incrustées dans les sols.

Midgley a connu la gloire en tant que héros du progrès scientifique. Plusieurs fois honoré par ses pairs, il a pourtant fini tragiquement, lourdement handicapé par les effets d'une polio contractée en 1940. Malade, il a réussi une dernière invention : une machine faite de cordes et de poulies lui permettant de se lever de son lit et de s'assoir sur un fauteuil roulant. Elle lui sera fatale... Il est retrouvé étranglé par sa machine le 2 novembre 1944. La cause du décès (cachée au public) : le suicide d'un homme miné à la fois par les effets du plomb sur son cerveau et le désespoir d'avoir causé des dommages qu'il sait terribles. Génie révélé dès l'enfance, il incarne un rouage de la machine infernale baptisée « le progrès » au cœur d'un monde où la science s'est fait toute-puissante.