Depuis les présidentielles de 2017, l'idée court que la gauche médiatique a perdu la bataille au profit de la droite. Avec le rachat du groupe Lagardère par Vincent Bolloré, cette impression peut paraître vraie. Mais des investisseurs de l'autre bord demeurent déterminés à poursuivre ce combat, et ne manquent ni de moyens ni d'ambitions. Après avoir vendu ses parts du journal Le Monde à Xavier Niel, aujourd'hui actionnaire majoritaire, Matthieu Pigasse possède désormais les Inroks et Radio Nova. Le millionnaire, fondateur du festival Rock en Seine et propriétaire de Mediawan, premier producteur audiovisuel privé en Europe, l'assume : il souhaite étendre l'influence du progressisme idéologique en France.

Plus que bien d'autres, Pigasse comprend l'importance de la presse et des médias dans la vie d'un pays et d'une société. Son père, Jean-Daniel Pigasse, était secrétaire de rédaction à La Manche libre. Son oncle, Jean-Paul Pigasse, a dirigé la rédaction de L'Express en 1985 et a relancé Jeune Afrique Media Group en 1995. Enfin, son grand-oncle, Albert Pigasse, a fondé, en 1927, la collection éditoriale Le Masque. Son frère, Nicolas Pigasse, est cofondateur et directeur de la rédaction du magazine Public.

Matthieu Pigasse a donc suivi les traces de ses oncles et grands-oncles, bien qu'il ait eu, au départ, des airs de haut fonctionnaire très prometteur. Après Sciences Po et l'ENA, dont il sort diplômé en 1994, il intègre les services de la direction du Trésor. Puis, en 1998, il devient conseiller technique au cabinet de Dominique Strauss-Kahn, puis de Laurent Fabius, au ministère de l'Économie et des Finances, jusqu'en 2002. L'un et l'autre seront ses mentors, avec Alain Minc, le faiseur de rois depuis Mitterrand.

Mais la débâcle de Lionel Jospin en 2002 transforme la carrière du jeune Matthieu, qui rejoint alors la plus française des banques d'affaires : Lazard Frères. Peu avant, il confiait ses ambitions à Alain Minc dans ces termes : « Un jour, je ferai de la politique et je serai président de la République ». Minc rajoute ensuite que « Cinq ans plus tard, un certain Emmanuel Macron me fera exactement la même confidence. » Bien des années après, c'est le banquier de Rothschild qui a percé en politique et non celui de Lazard. Rapidement, Pigasse brille dans les milieux d'affaires, en décrochant les grands clients internationaux : le PDG de Carrefour, George Plassat, Christophe de Margerie de L'Oréal, et même le magnat australien des médias, Rupert Murdoch.

C'est aussi au cours de ses années chez Lazard qu'il s'intéresse à la presse, en particulier au contact d'Édouard de Rothschild, lorsqu'il recapitalise Libération en 2005. En 2009, c'est au tour de Pigasse d'acquérir Les Inrockuptibles, communément appelés Les Inrocks. Six ans plus tard, en 2015, il achète Radio Nova au groupe Nova Presse. Ces deux médias permettent au richissime investisseur d'entreprendre son combat culturel et idéologique. Pigasse défend une vision « ouverte et progressiste du monde », par opposition à celle « portée par la droite radicale » et le « triptyque maléfique » : Milei, Musk et Trump, qu'il regroupe dans les initiales « MMT ». En France, Vincent Bolloré est spécialement dans son viseur. Dans une interview récente à Libération, il l'assume : « il y a un combat majeur à mener ». Il va même plus loin en annonçant clairement ses intentions : « Je veux mettre les médias que je contrôle dans ce combat, au service d'une conception ouverte du monde, progressiste. » L'ambition a le mérite d'être claire.

Le pari de l'investisseur reste incertain, tant les crises se sont succédé dans ses médias. En 2012, Audrey Pulvar, l'ancienne compagne d'Arnaud Montebourg, est nommée à sa tête, mais démissionne du magazine après plusieurs mois de conflits avec Pigasse. Les Inrocks, fidèles à la doctrine libertaire de leur investisseur, sont aussi critiqués pour leur obsession pour les sujets de sexe. Mais Pigasse l'assume, il souhaite « foutre le bordel ».

Mais sa stratégie peine encore à vendre. À cela, s'ajoutent les relations difficiles entre l'investisseur et la rédaction. Les Inrockuptibles comptent, aujourd'hui, moins de dix journalistes, résultat d'une succession de crises entre Pigasse et la rédaction. Radio Nova retrouve tout juste de l'audience après le recrutement d'Aymeric Lompret et de l'humoriste Guillaume Meurice, exclu de France Inter en 2024 pour une blague antisémite dans son émission de la matinale. Recruter des transgresseurs est l'objectif assumé de Pigasse, pour montrer sa défiance envers le pouvoir. « On a même réussi à montrer qu'au fond, France Inter, c'est peut-être la voix du pouvoir » a-t-il encore confié à Libération.

Si l'aventure médiatique de Pigasse semble encore décevante, son influence culturelle demeure considérable. En 2024, Rock en Seine a enregistré un record de 182 000 participants et son nouveau festival de rap, Golden Coast, 50 000. Et Pigasse prévient : « Nous allons en acquérir et en lancer de nouveaux, de manière volontariste et ambitieuse. » La gauche culturelle a encore de belles années devant elle.