Placido Domingo à Vérone : fin d'une légende ?
Culture

Placido Domingo à Vérone : fin d'une légende ?

Par Peter Bannister - Publié le 10/09/2022
En Italie, une chose est sûre : même en période de crise sanitaire, de guerre et d'instabilité politique, l'opéra reste sacré, inattaccabile. Lorsque deux représentations récentes dans les mythiques Arènes de Vérone impliquant le ténor de légende (devenu baryton et chef d’orchestre) Placido Domingo sont allées à la dérive, cela a donc donné lieu à un scandale public de premier ordre. Lors d’une soirée de gala Verdi, qui s'est terminée sous les huées, Domingo a été remplacé dans un extrait de Macbeth, tandis qu’au lendemain, des membres de l'orchestre ont protesté contre les manquements de sa direction pendant Turandot de Puccini. Cette débâcle (pour laquelle Domingo a ensuite présenté ses excuses) est survenue peu de temps après les dernières d’une série d'allégations accusant le chanteur de comportements inappropriés, cette fois concernant son implication supposée dans Villa Crespo, réseau de prostitution sous couverture d’un groupe de yoga.

À 81 ans, il semble que l'une des plus grandes voix du XXe siècle pourrait finalement quitter la scène par la petite porte. La soprano Katia Ricciarelli, illustre collègue de Domingo à l'époque de sa gloire, a lancé un appel à peine voilé pour qu'il se retire, déclarant que « nous sommes des créatures du public et nous devons accepter le jugement qui nous est donné » et affirmant que « c'est une question physiologique. Les cordes vocales sont des muscles qui, avec l'âge, ne fonctionnent plus comme avant. » Le raisonnement de la Ricciarelli est évidemment imparable, mais il serait peut-être réducteur de considérer Domingo comme juste un artiste périmé de plus (les critiques de sa direction d'orchestre n'ont d'ailleurs rien à faire avec l'âge, les maestri de plus de 80 ans n'étant pas rares). Il faudrait plutôt examiner la question complexe du parcours inhabituel de Domingo et de son interaction avec les grandes institutions lyriques pour comprendre son humiliation à Vérone.

Paradoxalement, si Domingo a chanté trop longtemps, c'est à cause de ses propres capacités hors normes. La plupart des chanteurs auraient été physiquement incapables de prolonger leur participation aux grandes productions d'opéra au-delà de 70 ans : l'histoire lyrique est jonchée de carrières qui se sont terminées en débâcles bien plus tôt que celle de Domingo, les chanteurs n'ayant pas su reconnaître que leur voix ne répondait plus aux énormes exigences des théâtres prestigieux. Domingo, par contre, a continué à chanter au-delà de toute attente en se convertissant en baryton (malgré le fait unanimement reconnu que son timbre reste celui d’un ténor, pas d’un « baritenor » comme le remarquable Michael Spyres). Il a pu le faire grâce à une combinaison de facteurs outre celui, évident, de son immense prestige : l'intelligence musicale, sa présence scénique et surtout une confondante longévité vocale. Même octogénaire, la voix de Domingo reste plus que crédible, ses récitals étant des véritables exploits qui forcent le respect.

Ses interprétations de certains rôles de baryton verdien ont apporté à Domingo une reconnaissance continue et réelle, dont le rôle-titre dans Simon Boccanegra, et peut-être plus étonnamment, le Père dans Luisa Miller au Metropolitan Opera de New York en 2018 à l'âge de 77 ans. Pourtant, les critiques n'ont pas manqué de la part des puristes qui ont également vu quelque chose d'éthiquement incongru dans le fait que Domingo, promoteur de voix en début de carrière par le biais de son concours Operalia, puisse « usurper » les rôles des jeunes barytons, non seulement en termes de catégorie vocale mais aussi d'âge (un homme de 74 ans jouant un garçon de 19 dans Ernani n'est pas passé inaperçu).

Si ses détracteurs disent que Domingo n’a plus sa place comme chanteur lyrique, la responsabilité n'incombe pas seulement à l'artiste, mais aussi aux maisons d'opéra indulgentes qui ont continué à l'engager. Une indulgence qui s’étend à ses activités de chef d’orchestre, toujours plus contestées que ses prestations vocales, et qui interroge, surtout voyant les accusations de méfaits sexuels qui persistent depuis 2019 à son égard. C'est peut-être ici où se situent les véritables raisons de la protestation véronaise – des artistes mais aussi des groupes féministes – contre ce que Domingo est malheureusement venu à symboliser : l'impunité relative des vedettes du monde artistique, avec la complicité des puissantes institutions culturelles, à une époque où les maux du harcèlement sexuel ont urgemment besoin d’être extirpés de la vie professionnelle. Son cas n’est pas sans rappeler celui de son collaborateur de longue date au Met, le chef d'orchestre James Levine, décédé en 2021, objet de plaintes (certes plus graves que celles contre le chanteur espagnol) dès les années 1970 qui n’ont été investiguées qu’en 2016. On pourrait dire que la contestation à Vérone ne vise pas uniquement Domingo en tant qu’individu, mais tout un système, l'enjeu profond étant le sacrifice des normes artistiques et éthiques dans le monde de la culture sur l'autel de la notoriété et de l’argent.
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