Culture

Pourquoi Milan Kundera, déconstructeur du kitsch, nous rend service

Par Louis Daufresne - Publié le 22/07/2023 - Photo : Milan Kundera en 1973 / AFP

Explorateur sarcastique de l'existence, Milan Kundera vient de la quitter, le 11 juillet à 94 ans. La mort, ultime pesanteur, a fini par rattraper l'auteur de l'Insoutenable légèreté de l'être (1984). À la vérité, l'écrivain avait disparu dès 1985, quand, se sentant trahi par les médias, il leur refusa toute interview. Cette ascèse ne l'empêcha point de demeurer l'un des romanciers les plus influents du monde, entré de son vivant dans la prestigieuse collection de La Pléiade.

Levons trois malentendus à son sujet : s'il devient français en 1981 grâce à François Mitterrand, Kundera ne se dira jamais « exilé ». Sa venue en 1975 répond à une invitation de l'université de Rennes où il enseignera jusqu'en 1979. Quoique membre du Parti communiste avant de le quitter et d'être déchu de sa nationalité, Kundera récusera aussi le label de « dissident ». Or, c'est sous cette étiquette qu'il est présenté par Louis Aragon, préfacier de l'édition française de son premier roman La Plaisanterie (1968). On est juste après le Printemps de Prague. Malgré tout, Kundera affirme que son livre n'est pas politique. L'homme ne se dit pas non plus « engagé », terme qu'il abhorre, tout autant que la littérature du même nom, à la George Orwell, par exemple. En fait, Kundera aspire à être reconnu pour ses seules qualités littéraires. L'écrivain morave entend s'effacer derrière son œuvre. Pour biographie, La Pléiade imprime ces quelques mots : « Milan Kundera est né en Tchécoslovaquie. En 1975, il s'installe en France. » 

Kundera est un matérialiste athée, comme le sont beaucoup de gens en République tchèque depuis le supplice de Jean Hus (1415). Peintre de situations érotico-amoureuses, mélangeant gravité et désinvolture, le romancier laisse Dieu de côté. Son peu de religiosité le rend plus sensible au judaïsme et à sa loi qu'à l'amour chrétien qu'il juge insaisissable. Selon le journaliste Jean-Dominique Brierre, Kundera s'initie au talmud avec le grand rabbin de France et Alain Finkielkraut.

Kundera est-il un déconstructeur, au bon sens du terme ? Le Figaro l'enrôle dans « la lutte contre les totalitarismes », lesquels ont partie liée avec un concept clé chez lui : le kitsch. Outre l'objet de pacotille, il s'agit d'une attitude existentielle, une utopie faisant vivre dans un monde factice unidimensionnel « qui possède la recette du bonheur », note l'universitaire italienne Ornella Tajani. « L'homme, poursuit-elle, veut se construire une réalité idyllique où, à travers le mensonge, il puisse se recréer une image de soi – image contrefaite, donc – parfaitement satisfaisante ». En termes kundériens, « le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; il exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable. » 

Nul n'a le monopole du kitsch. Il existe, dit Kundera, « un kitsch catholique, protestant, juif, communiste, fasciste, démocratique, féministe, européen, américain, national, international ». Le kitsch impose à la réalité « une convention absolument irréelle et qui l'y fait entrer de force », selon Hermann Broch (1886-1951), théoricien de l'Homme kitsch et inspirateur de Kundera. « Chaque chose doit toujours être rapportée à un au-delà supposé où celle-ci se penserait parfaitement », analyse le théologien Benoît Mathot. Ainsi Kundera, ce « grand transperceur du jeu des apparences » (Claude Roy), « peut devenir l'un des éléments nous permettant de mieux comprendre la situation religieuse de notre époque » à laquelle « il rend un grand service », selon Paul Tillich (1886-1965), théologien protestant. Dans l'article en référence, Mathot pointe un kitsch catholique aussi bien dans « l'éloge des préceptes de la tradition » que dans « l'apologie de la seule expérience spirituelle du sujet ». L'une et l'autre tendances résistent « face à l'écart qui empêche toujours la réalité de fusionner avec l'idéal » et l'une et l'autre expriment la volonté de combler cet écart.

Le kitsch oppose le mensonge à la liberté. Selon Kundera, « au royaume du kitsch totalitaire, les réponses sont données à l'avance et excluent toute question nouvelle ». De tous les conformismes, par nature sclérosants, il faut douter et surtout rire, d'où la place centrale de l'humour dans son œuvre. Gare à l'esprit de sérieux qui traque tout dérapage et qui  « refuse de croire dans les "lendemains qui chantent" », prévient Jacques de Saint-Victor dans Le Figaro.

L'historien rappelle que « les "Terreurs" sont de tous les temps, masquées derrière les grands mots, le Peuple, Dieu, la Morale, la Vérité, etc. On croyait que l'auteur de L'Insoutenable Légèreté de l'être nous parlait d'un monde qui se mourait, celui des dictatures communistes en voie de dissolution. » Mais, ajoute-t-il, « nos démocraties "moralistes" finissantes semblent le miroir inversé de ces régimes "en décomposition" ».

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