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L'incroyable feuilleton de l'élection présidentielle en Roumanie

Par Louis Daufresne. Synthèse n°2485, Publiée le 24/05/2025 - Photo : George Simion, candidat malheureux à l'élection présidentielle roumaine, le 13 mai 2025 à Bucarest. Crédits : Photo par Andrei Pungovschi/ Getty images Europe via AFP
La Cour constitutionnelle roumaine a rejeté jeudi à l'unanimité le recours déposé deux jours plus tôt par George Simion après sa défaite au second tour de la présidentielle. « La Cour continue son coup d'État ! », a aussitôt réagi le candidat malheureux sur Facebook. Largement battu dimanche (46,4% contre 53,6%), George Simion, fort de 41% des suffrages au premier tour, se voyait déjà président. Très critique des « politiques absurdes » de Bruxelles et opposé à l'aide à Kiev, il n'envisageait pas la « remontada » de Nicușor Dan, maire de Bucarest, fervent partisan de l'UE, et soutien de l'Ukraine voisine. Pour les uns, cette élection roumaine marque une nouvelle étape de l'UE vers un empiètement accru sur la souveraineté des États et un changement des règles du jeu démocratiques. Pour les autres, elle correspond à une opération de sauvetage d'un pays européen et de l'OTAN – qu'une manipulation des réseaux sociaux risquait de déstabiliser.

Souffrant d'une image de pays pauvre livré à l'émigration, la Roumanie n'aurait jamais dû faire autant parler d'elle, fût-ce pour élire son président. Mais la guerre en Ukraine a tout changé. Depuis février 2002, ce vaste territoire aux confins de l'Europe centrale est « l'un des principaux couloirs d'acheminement de matériel militaire » à Kiev (Nato Review) et l'une des voies d'exportation des céréales ukrainiennes via la mer Noire. Sa déstabilisation aurait pu « neutraliser un élément clé de l'architecture mise en place par les États-Unis et l'Otan », relève Corneliu Bjola, professeur en diplomatie numérique à l'Université d'Oxford. La politique ne pouvant l'emporter sur la géopolitique, une crise inédite éclata. Du jamais vu depuis la chute du communisme en 1989.

Acte I : tout commence le 24 novembre quand Calin Georgescu arrive en tête du premier tour de la présidentielle après une campagne massive sur TikTok. Crédité de 1% par les sondages, ce candidat indépendant et quasi inconnu obtient 22,94%. Il devance Elena Lasconi, centriste pro-UE (19,17%). Nicușor Dan, le maire de Bucarest, n'est pas candidat. Calin Georgescu assure n'avoir fait aucune dépense de campagne. Il a juste « bombardé » les neuf millions d'abonnés que compte TikTok dans un pays de 19 millions d'habitants (TF1) !

Le 6 décembre, deux jours avant le second tour, la Cour constitutionnelle annule l'ensemble du processus électoral. Elle soupçonne Moscou de le téléguider. Les services de renseignement roumains épinglent quelque 130 influenceurs, totalisant huit millions d'abonnés, 25 000 comptes TikTok activés deux semaines avant le scrutin et 85 000 cyberattaques sur les infrastructures électorales. « Cette bulle est née d'un effort coordonné : une grande partie de ces comptes, qui ont su savamment tirer les ficelles algorithmiques (…) pour relayer le discours de Georgescu, étaient hébergés en Russie, voire même en Iran », note Corneliu Bjola. Une « arsenalisation » de la démocratie (Le Grand Continent) justifie l'annulation de l'élection. Cette décision rarissime provoque des manifestations parfois violentes. Calin Georgescu parle de « coup d'État formalisé », accusation reprise par le gouvernement Trump. C'est la première fois qu'un scrutin est annulé dans un pays de l'UE, même si le non lors du référendum français du 13 février 2005 sur la Constitution européenne, annulé par le traité de Lisbonne en 2007, est le premier acte de déni démocratique.

Une question de fond se pose : en quoi une campagne menée sur les réseaux sociaux change-t-elle la nature d'un vote ? Nul ne bourre les urnes ; le citoyen demeure libre. Calin Georgescu s'est « simplement » inspiré des méthodes publicitaires : répétition du message et saturation de l'espace. Peut-on lui reprocher d'avoir usé à son profit d'un média de masse gratuit ? C'est comme si, autrefois, on avait accusé un candidat d'avoir collé trop d'affiches sur une place publique. Aussi, la distinction entre « ingérence » et « influence » n'est-elle pas clairement établie.

Acte II : de nouvelles élections sont programmées, avec un premier tour le 4 mai et un second tour le 18 mai.

Après avoir annulé le vote, les autorités roumaines empêchent Calin Georgescu de s'y représenter. Logique. Sinon elles rééditeraient le scénario du premier tour. Le 26 février, elles l'inculpent pour six infractions : fausses déclarations sur le financement de sa campagne électorale, communication de fausses informations dans le dessein de manipuler l'opinion publique, apologie de crimes de guerre et de génocide (Financial Times), promotion d'organisations fasciste, formation d'une organisation antisémite et incitation à des actions contre l'ordre constitutionnel. Calin Georgescu, placé sous contrôle judiciaire, se voit interdit d'utiliser les réseaux sociaux, de paraître dans les médias, de quitter le pays et de porter une arme.

Deux opinions s'opposent à son sujet : pour une journaliste française ayant travaillé trois décennies sur l'ultranationalisme roumain, Calin Georgescu est un personnage dangereux, à l'image de l'extrême droite roumaine qu'elle qualifie de « vrai facho au front bas, antisémite, néo Garde de fer (mouvement intégriste chrétien orthodoxe né en 1927, NDLR), vouant un culte au maréchal Antonescu, et pro-russe de surcroît ». Interrogée par LSDJ, elle ajoute : « Même Victor Orban ne peut pas le soutenir tellement son discours est xénophobe, en particulier au sujet de la minorité hongroise de Roumanie. Par comparaison, la Hongrie ou la Pologne sont des populistes super soft. »

Pour d'autres, Calin Georgescu, haut fonctionnaire, est un homme d'appareil qui fut financé par George Soros, magnat du progressisme mondial. En 1995, à l'occasion de la Journée de la Terre, l'ONG Tineretul Ecologist din România (la Jeunesse écologiste de Roumanie) organise la « Semaine de l'éducation écologique » en partenariat avec le réseau de fondations Open Society. Durant les années 1990 et 2000, les « œuvres » de Calin Georgescu reçoivent des fonds de l'USAID (Agence des États-Unis pour le développement international, attaquée par Donald Trump, NDLR), du Programme PHARE de l'Union européenne et des gouvernements du Royaume-Uni et du Canada. Chaque fois, il s'agit de promouvoir l'environnement et le développement durable (Le Petit Journal).

Alors, qui est vraiment Calin Georgescu ? À la fois un opportuniste et un transfuge. C'est en se retournant contre George Soros pour se rapprocher des nationalistes qu'il devient dangereux (Newsweek Romania), notamment quand il déclare que, s'il arrive au pouvoir, « le réseau Soros en Roumanie sera définitivement interdit, car il a fait beaucoup de mal à mon pays, à mon peuple » (Interview « vérité » avec l'influenceur Mario Nawfal, proche d'Elon Musk).

Acte III : le 5 mars, l'ambassadeur de France en Roumanie, Nicolas Warnery, rencontre Marian Enache, président de la Cour constitutionnelle roumaine. On ignore la teneur des échanges. George Simion, « remplaçant » de Calin Georgescu, accuse la France d'ingérence dans le processus électoral. Le 6 décembre, deux jours avant le scrutin initialement prévu, Emmanuel Macron s'était impliqué en apportant son soutien à Elena Lasconi : « Si je peux faire quoi que ce soit pour aider dans ce contexte, je le ferai » (Spotmedia), avait déclaré le président français. L'Élysée s'est aussi engagé via l'agence VIGINUM, créée en 2021 pour lutter contre les ingérences numériques étrangères. VIGINUM dépend du Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN). Dans un rapport publié en février intitulé Manipulation d'algorithmes et instrumentalisation d'influenceurs, VIGINUM acquiesce aux conclusions des services de renseignement roumains. Une question se pose : en quoi un outil de la défense nationale française est-il légitime pour traiter l'élection présidentielle d'un pays étranger ? La pression continue via la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). On le sait par Pavel Durov, fondateur de la messagerie Telegram : « Ce printemps, au Salon des Batailles de l'Hôtel de Crillon, Nicolas Lerner, chef du renseignement français, m'a demandé d'interdire les voix conservatrices en Roumanie avant les élections. J'ai refusé », écrit-il. Des allégations que la DGSE, sans surprise, réfute « avec vigueur » (Reuters).

Acte IV : le 4 mai, George Simion engrange 40,96% au premier tour. Avec 3 862 761 voix, il fait le double de son concurrent Nicușor Dan (1 979 767 voix, 20,99%). Ce raz-de-marée s'explique par la colère des Roumains exaspérés par la corruption, l'annulation du vote du 24 novembre, et l'ingérence française. À 38 ans, George Simion, présent à l'investiture de Donald Trump, dirige l'Alliance pour l'Unité des Roumains (AUR). Il a 1,7 million d'abonnés sur TikTok. Même s'il critique Bruxelles, il n'envisage de sortir la Roumanie ni de l'UE ni de l'OTAN, se décrivant comme un « euro-réaliste » (Euronews). Malgré ce positionnement, l'UE le considère comme hostile. En décembre 2021, des manifestants affiliés à l'AUR avaient pris d'assaut le Parlement roumain pour protester contre le certificat COVID-19. Une sorte de Capitole sanitaire. S'il s'opposa à la « plandémie », néologisme complotiste, George Simion se défend d'être « antivax ». Autre « sortie de route » : en 2022, dans le cadre d'une réforme éducative, l'AUR qualifia de « sujet mineur » l'enseignement obligatoire de l'Holocauste dans les lycées roumains. Face aux critiques, George Simion rencontra l'ambassadeur d'Israël et reconnut le rôle de la Roumanie dans la Shoah, s'engageant à lutter contre l'antisémitisme. L'AUR porte aussi des revendications irrédentistes sur l'Ukraine et la Moldavie (France Info). Tous ces points incitent Valérie Hayer, présidente du groupe Renew Europe au Parlement européen, à soutenir Nicușor Dan entre les deux tours : « On va tout faire sur le terrain pour s'assurer que le prochain président roumain soit pro-européen », déclare-t-elle le 10 mai (JDD). Ce travail se révèle fructueux, en particulier auprès de la diaspora (Euronews).

Acte V : la « remontada » de Nicușor Dan est spectaculaire. Le 16 mai, le maire de Bucarest, connu pour son combat anticorruption, s'impose au second tour en gagnant 32,6 points contre 5,4 pour George Simion – qui avait fait le plein des voix. C'est un retournement d'une ampleur sans précédent pour une démocratie moderne, mis à part le gain de 62,3 points de Jacques Chirac en 2002 face à Jean-Marie Le Pen. Ce barrage anti-Simion peut s'expliquer par la peur des Roumains de se voir sanctionnés par l'UE. En 2024, le ministre des Finances Marcel Bolos expliqua que, depuis son adhésion en 2007, la Roumanie avait reçu 95 milliards d'euros, trois fois plus que sa contribution au budget communautaire (Radio România Internațional). Le PIB a triplé sur la même période. Ces chiffres masquent une réalité moins reluisante : le droit européen a permis de vendre le pays à la découpe. « Des groupes financiers ont racheté 40 % des terres agricoles », souligne Gregor Puppinck, juriste et fondateur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ). En votant Simion, les Roumains ont dit qu'ils voulaient rester maîtres chez eux (Tocsin).

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1 commentaire
Le 25/05/2025 à 11:59
J'ajouterais les dernières révélations d'Envoyé Spécial : la campagne tiktok de Georgescu aurait été financé par le partie centriste au pouvoir via une agence de communication afin de diviser la droite. https://x.com/F_Desouche/status/1923836459565347248 https://www.instagram.com/reel/DI1PnxPxLmi/
Gaël
Le 25/05/2025 à 07:39
Votre analyse est très politiquement correcte, et sans doute craignez-vous la censure, de vos lecteurs ou de l'état. Il aurait cependant été plus juste de rapporter aussi l'hypothèse hautement vraisemblable que cette élection ait pu être truquée.
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