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Henry Kissinger, l'homme qui parlait à l'oreille des présidents

Par Jacques Lucchesi - Publié le 16/12/2023 - Henry Kissinger, lors d'une interview à New York le 3 janvier 2012. Il s'éteindra à l'âge de 100 ans le 29 novembre 2023. Photo by Miho Ikeya / The Yomiuri Shimbun via AFP.

Henry Kissinger s'est éteint le 29 novembre dernier dans sa résidence de Kent (Connecticut). La nouvelle n'a pas fait grand bruit, et pour cause : il avait cent ans et six mois. Dire qu'il appartenait depuis longtemps à une autre époque du monde serait pourtant inexact. Rien qu'en 2023, il prit publiquement parti pour l'intégration de l'Ukraine à l'OTAN au sommet de Davos ; on le vit à Pékin rencontrer Xi Jinping ; et en octobre dernier, après l'attentat du Hamas, il fustigea Israël sur une chaîne de TV allemande pour sa politique migratoire, trop laxiste selon lui. Plutôt pas mal pour un centenaire. Un tel déploiement d'activités jusqu'au bout a de quoi faire des envieux.

Tout aurait pu s'arrêter bien avant pour le petit juif allemand né à Fürth, en Bavière, en mai 1923, si son père Ludwig, en 1938, n'avait pu émigrer aux USA avec sa famille. C'est dans ce pays aux mœurs si différentes du sien qu'il va se réinventer, à commencer par son prénom – Heinz-Alfred – qu'il changera pour « Henry ». Naturalisé américain en 1943, interprète pour l'armée américaine, il est nommé administrateur d'une bourgade rhénane à la fin de la guerre : déjà un poste de pouvoir. De retour aux Etats-Unis, il commence des études en sciences politiques à Harvard et, au bout de quelques années, il est nommé professeur puis directeur adjoint de cette prestigieuse université. L'intelligence rationnelle n'a jamais fait défaut à Kissinger.

Dès son premier livre, Nuclear Weapons and Foreign Policy, en 1957, il prône un usage graduel de la force et s'impose comme un expert des relations internationales. Le monde s'incline devant lui et il se met à fréquenter l'élite de la nation : Nelson Rockefeller, Dwight Eisenhower, John Fitzgerald Kennedy, entre autres. Mais c'est vers Richard Nixon, le candidat républicain, qu'il se tourne.

A peine élu, en 1968, ce dernier nomme Kissinger conseiller à la sécurité nationale. La guerre du Vietnam fait rage et Kissinger, fidèle à son principe de Realpolitik, ne va reculer devant rien pour faire triompher son pays. Les bombes au napalm pleuvent sur les rizières et, par son entremise, le Cambodge voisin, base arrière des rebelles Viêt-Cong, ne sera pas épargné non plus. La contestation antimilitariste enflamme la rue américaine et de tout côté les critiques fusent contre lui. Mais Kissinger demeure imperturbable : la politique doit écarter tout sentiment si elle veut être efficace.

Au début des années 70, Kissinger est sur tous les fronts. Sa silhouette rondouillarde, sa chevelure frisée et ses grosses lunettes en font une icône des médias. Il devient l'objet de chansons et de films, fréquente des actrices à la mode et se remarie dans une parfaite indifférence religieuse. C'est une véritable star et partout on l'accueille à l'égal d'un président. En Chine, soucieux d'isoler diplomatiquement l'URSS, il négocie secrètement avec Zhou Enlai la rencontre de Nixon avec Mao en février 1972. A Moscou, c'est avec Alexis Kossyguine qu'il joue la carte de la détente et de la réduction des armes nucléaires – ce qui aboutira au traité SALT 1 – en contrepartie du cessez-le-feu au Vietnam. Habiles manœuvres qui lui vaudront, en 1973, de partager le Prix Nobel de la paix avec Le Duc Tho, son homologue vietnamien. Mais ni l'un ni l'autre n'iront le chercher à Oslo. La guerre du Kippour, en octobre de la même année, l'amène à soutenir militairement Israël contre la Syrie et l'Egypte. Tandis qu'au Chili, Kissinger, farouchement anticommuniste, fomente avec la CIA la chute du président Allende, ce qu'il niera toujours malgré sa sympathie déclarée pour le général Pinochet.

Le scandale du Watergate et la démission de Nixon en août 1974 n'atteindront pas Kissinger, pourtant adepte lui aussi des écoutes secrètes. Et c'est tout naturellement qu'il poursuit son travail diplomatique dans l'administration de Gérald Ford jusqu'à la défaite de celui-ci, en 1976, face au démocrate Jimmy Carter. Bien qu'il ne soit plus aux affaires, Kissinger reste extrêmement actif à travers de nombreuses organisations économiques et politiques, mettant son expérience et ses réseaux au service de Ronald Reagan. Car il faut, coûte que coûte, pour l'ancien secrétaire d'état, que les USA retrouvent un nouveau leadership mondial. Vingt ans plus tard, c'est encore lui qui conseillera officieusement George W Bush dans sa « croisade » contre le terrorisme islamiste.

Quel bilan tirer d'une vie aussi longue, aussi riche et aussi chanceuse ? Que Kissinger a été certainement l'un des plus fins stratèges du XXème siècle. A sa manière il a illustré au plus haut point le mot de François Mitterrand selon lequel l'indifférence est la principale qualité d'un homme d'état. Homme de paix autant qu'homme de guerre, il reste avant tout un défenseur inconditionnel du modèle américain. Quitte à user, pour cela, de méthodes déloyales, voire à bluffer, tel un joueur de poker, dans le jeu international. Afin de ne jamais être pris en défaut de faiblesse.

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