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Haïti : la République face aux gangs

Par Jacques Lucchesi - Publié le 20/03/2024 - Photo : Des gens passent devant le tribunal incendié la veille par des bandes armées, à Port-au-Prince, Haïti, le 6 mars 2024. (CLARENS SIFFROY / AFP)

Depuis sa découverte par Christophe Colomb en 1492, l'île d'Hispaniola – dont Haïti occupe la partie ouest – a subi maintes tragédies. Génocide des indigènes, traite négrière et guerres coloniales s'y sont succédé jusqu'au 1er janvier 1804, quand les Haïtiens proclamèrent leur indépendance à la suite d'une révolte d'esclaves contre les colons français. Mais alors que la partie est de l'île, longtemps sous domination espagnole, a connu une prospérité rapide et durable – comme l'atteste aujourd'hui la République Dominicaine — Haïti n'est jamais sortie des luttes intestines, même après son accession au statut de république. Le XXe siècle ne lui fut pas plus clément, avec l'occupation américaine, entre 1915 et 1934, ce qui eut au moins l'avantage de moderniser le pays. Puis ce fut, entre 1957 et 1986, la dictature du clan Duvalier – François et Jean-Claude – dont personne ici n'a oublié l'extrême brutalité.

À cette instabilité politique s'ajoute la part de la géographie et du climat tropical, cause de nombreux typhons et de sécheresses dévastatrices pour les récoltes. Située sur la plaque tectonique des Caraïbes, l'île est également frappée par des séismes violents, comme celui de 2010 qui ruina une partie de son économie et fit trois-cent mille victimes. Aujourd'hui encore, ce pays de 27 065 km² et de 12 250 000 habitants, à majorité francophone, figure parmi les plus pauvres du monde (163/191).

Dans ces conditions, on comprend mieux les multiples trafics et la corruption qui l'accablent. Et l'assassinat, en juillet 2021, du président Jovenel Moïse en dit long sur la violence endémique qui règne à Haïti. Depuis, son intérim à la tête de l'État est assuré par le premier ministre Ariel Henry. Mais il peine à résorber le chaos institutionnel, malgré les demandes répétées de nouvelles élections que lui adressent les États-Unis et les instances internationales.

Dans ce contexte explosif, où la peur et la faim taraudent quotidiennement les habitants de Port-Au-Prince, a surgi un personnage que personne n'attendait : Jimmy Chérizier, un chef de gang de 48 ans parmi les plus violents de l'île. Surnommé « Barbecue » pour sa propension à faire brûler les corps et les maisons de ses victimes, il a d'abord été officier de police et, à ce titre-là, il a participé à plusieurs « opérations spéciales » pour le compte du président Moïse ; opérations dirigées contre des opposants politiques qui se sont terminées par des massacres, comme celui de La Saline en 2018. Radié de la police mais pas condamné, il a alors mis sa redoutable efficacité au service du crime organisé avec son groupe G9. Depuis, tout en poursuivant les exactions et les homicides (2 490 assassinats en 2023 pour l'ensemble d'Haïti), il essaie de fédérer autour de lui les autres groupes mafieux et se présente sans rire comme « le Robin des bois haïtien ». Sous sa bannière « Vivre ensemble », il multiplie les provocations verbales à l'encontre d'Ariel Henry, promettant de faire d'Haïti « un paradis ou un enfer pour tous ». Son dernier exploit en date a été de faire évader, le 2 mars, 3 700 prisonniers des deux principales prisons de Port-Au-Prince. Dans le même temps, ce sont 15 000 habitants de la capitale (parmi les plus aisés) qui ont fui vers des contrées moins dangereuses.

Cette escalade inquiétante a poussé le premier ministre à aller chercher de l'aide au Kénya, en vue de constituer une force d'intervention d'un millier d'hommes pour aider les policiers haïtiens, débordés de tout côté. Mais à son retour, le 5 mars, son avion n'a pu atterrir à l'aéroport international Toussaint Louverture (bloqué) et a dû aller se poser à Porto-Rico — où il se trouve toujours. Mardi 12 mars, Ariel Henry a fini par jeter l'éponge et a annoncé publiquement sa démission, geste aussitôt salué par le président du Guyana et de la Caricom, Mohamed Irfaan Ali. Anthony Blinken, chef de la diplomatie américaine, a proposé pour Haïti un plan de redressement de 133 millions de dollars, mais nul ne sait encore ce qui sortira du conseil présidentiel de transition qui doit être mis en place sous peu.

Cette situation effarante a de quoi faire réfléchir, même en France. Elle montre comment un état affaibli peut être directement menacé, non plus par des groupes révolutionnaires, mais par des bandes ouvertement criminelles. Du reste, nous savons depuis longtemps qu'il y a entre eux des convergences de méthodes : il n'y a qu'à se souvenir de l'enlèvement de la franco-colombienne Ingrid Betancourt par les FARC, en 2002. Nul n'ignore non plus que les régimes dictatoriaux, bruns ou rouges, ont largement recruté leurs supplétifs dans les pègres locales. À ceci près que si les voyous s'acquittaient, souvent avec zèle, des basses besognes, ils ne prétendaient pas jouer les premiers violons dans la hiérarchie politique, comme aujourd'hui « Barbecue » à Haïti. L'ange de la révolution aurait-il effleuré de son aile celui qui fut d'abord le serviteur des forces anti-démocratiques à Haïti ? Quoi qu'il en soit, l'ensemble des nations libres préférerait que la démocratie soit rétablie par des voies moins aléatoires dans ce petit pays longtemps tenu pour « la perle des Antilles ».

La sélection
Le Dessous des Cartes. « Haïti : état d'urgence »
Voir le reportage sur YouTube (ARTE)
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