
Une folle énergie cosmique
Le ciel est bleu, et l'eau est chaude au large de la Sicile. Des pécheurs côtoient des surfeurs, alors que les plongeurs dansent avec des poissons colorés. Et pourtant, immergées à 3450 mètres de profondeur, 24 lignes de 700 mètres de long, bardées de détecteurs à haute technologie, traquent l'une des particules les plus mystérieuses de l'Univers : le neutrino. La collaboration, appelée KM3NeT, s'accompagne d'une sœur jumelle, au large de Toulon. Un troisième site existe en Grèce. Ce trio de pièges qui défie l'imagination a annoncé en février dernier la prise dans leur filet du plus énergétique neutrino jamais mesuré dans l'histoire. Et son origine est cosmique ! Une première mondiale, grâce au travail des équipes du CNRS.
Mais qui a découvert le neutrino pour la première fois ? En 1930, alors qu'une série d'expériences radioactives pointait un problème de conservation d'énergie, le physicien autrichien, Wolfgang Pauli, propose l'existence d'une particule fantôme, le neutrino, qui emporte une partie de l'énergie radioactive. Il faut attendre 1956 pour que ce voleur d'énergie soit finalement observé par Cowan et Reynes. Ils la découvrent en analysant les produits d'une des premières centrales nucléaires. Depuis, cette particule qui interagit très faiblement avec les particules standards, comme les électrons ou les protons, continue à fasciner les physiciens du monde entier. L'origine de sa masse est un mystère, sa production extravagante, et elle pourrait même expliquer pourquoi l'Univers est fait de matière, et non d'antimatière.
Générés dans toutes les réactions nucléaires, ils sont nombreux à s'extraire chaque seconde du cœur du soleil, pour nous transpercer sur Terre. Imaginez que plus de 60 milliards de neutrinos, issus de notre étoile, traversent votre pouce chaque seconde, sans aucune conséquence, car ils interagissent trop peu avec nos atomes. De nombreuses expériences dans le monde, comme DUNE aux États-Unis, proposent de faire traverser des neutrinos au travers de la couche terrestre sur des milliers de kilomètres, afin de tester leurs interactions avec la matière. On le voit, détecter des neutrinos relève donc d'un défi sans précédent, ce qui rend la découverte des chercheurs de KM3NeT d'autant plus impressionnante.
Comment ont-ils procédé ? Leur idée a été de fixer au fond de la Méditerranée des lignes de détecteurs sur 2 sites. Celui situé à 40 kilomètres des côtes de Toulon est plongé à 2450 mètres de profondeur. Les 64 000 capteurs, accrochés tels des moules électroniques sur les câbles, forment un véritable filet à neutrinos, alors que la Terre sert de ralentisseur. Les neutrinos traversent la couche terrestre avant de ressortir, fatigués de leur voyage, par le fond de la Méditerranée, pour finir, « flashés » telle une voiture en excès de vitesse par les photomultiplicateurs de KM3NeT. L'analogie du flash n'est pas innocente. Parmi les milliards de neutrinos, certains (très peu) vont interagir avec la matière présente dans l'eau, et produire des particules extrêmement énergétiques qui rayonneront à leur tour une belle lumière bleutée. C'est l'effet Cerenkov qu'observent les capteurs immergés en mer Méditerranée. Le projet, sur le papier, semble fou, mais les équipes de KM3NeT l'ont fait !
Les chercheurs s'intéressent aux neutrinos parce que, du fait de leur faible interaction, ils sont des messagers cosmiques parfaits. Comme ils sont capables de parcourir des milliards d'années-lumière, sans aucune difficulté ni altération, ils contiennent en leur sein les informations fondamentales sur la constitution de l'Univers, et en particulier, de ses premiers instants quelques secondes après le Big-Bang. Ce sont des traceurs idéaux, à condition de pouvoir les piéger.
Le neutrino, que les équipes de KM3NeT ont détecté, possède une énergie de plus de 220 milliards de fois l'énergie de ceux émis par le soleil ! Il aurait traversé une distance cosmique, puis l'atmosphère terrestre, et enfin l'épaisseur méditerranéenne avant d'être observé. Son énergie est colossale, 30 fois plus que le précédent record qui était détenu par une expérience américaine installée en Antarctique, IceCube. Cette dernière est basée sur le même principe que KM3NeT, mais plongée dans la glace plutôt que dans la mer. Reste désormais à comprendre l'origine d'un tel neutrino aussi énergétique, emportant des milliards de fois ceux de l'énergie solaire. Trou noir caché au centre d'une galaxie ? Sursaut gamma ? Supernova ? Hypernova ? Collision d'étoiles à neutrons ? Dans tous les cas, KM3NeT vient sans aucun doute d'ouvrir, au cœur de la Méditerranée, une nouvelle page de l'exploration cosmique.