Pourquoi nous avons tant aimé Alexis Grüss
Un grand bonhomme nous a quittés, samedi 6 avril dernier, à quelques jours de son 80e printemps. Alexis Grüss méritait bien cette référence saisonnière. Le souffle de la jeunesse ne cessa jamais de le porter sur le tapis magique de la scène, même jusqu'à l'hiver de sa vie. Au seuil du paradis, nul doute que son œil facétieux pétille encore d'une joie enfantine. Une semaine avant sa mort, l'artiste se produisait encore sous son chapiteau du carrefour des Cascades dans le bois de Boulogne (Paris XVIe). Quel luxe ! Alexis Grüss vivait pour cette piste circulaire de 13 m, lieu d'apprentissage, d'enseignement, d'émerveillement, cette piste faite de « de terre végétale et de sciure », comme il aimait à le répéter. Il en parlait, osons la formule car elle est vraie, avec des étoiles dans les yeux.
L'homme de foi, chrétien de cœur et d'esprit, aimait tant les symboles qu'il décrivait ce plancher de poussière comme un « lieu infini », c'est-à-dire aussi un lieu de contact avec l'infini. Est-ce pour cette raison que la messe de minuit s'y déroulait chaque année en présence de 3000 personnes ? Comme Gavarnie, le cirque en impose par sa réalité physique. Ce huis clos permet le geste. L'homme y fait surgir la beauté sous le fouet du talent, danse la valse avec ses chevaux, et cette étreinte émouvait le public. Car la tendresse était toujours là. « La vraie transmission, c'est le geste, beaucoup plus que la parole ou l'écriture », professait le patriarche fidèle aux trois grandes disciplines équestres : le travail de haute école, l'acrobatie à cheval et le travail en liberté. Son savoir-faire fit entrer le cirque dans l'univers sélectif des créateurs de l'élégance à la française : « C'est lui qui, après Bartabas et le cadre noir de Saumur, [avait] été choisi pour ponctuer de son spectacle les épreuves de la 6e édition du Saut Hermès (…) sous la nef du Grand Palais, à Paris », notait Le Monde en 2015.
Le maître-étalon de l'art équestre était, ajoute Le Parisien, « l'incarnation la plus humaine et emblématique du cirque en France depuis cinquante ans ». Peut-on qualifier Alexis Grüss de Louis de Funès du cheval ? Un comique bosseur, un enchanteur réfléchi. Ce fils de clown reçut son métier de son père André, l'auguste « Dédé », à la chemise blanche et au chapeau melon. De 1974 à 2024, l'écuyer saltimbanque créa et joua cinquante spectacle. Sur le bocal du succès figure toujours la même étiquette : « cirque à l'ancienne ».
Nous y voilà. Que représentait finalement Alexis Grüss ? L'exact opposé de ce qui est promu aujourd'hui. Dans un climat social et médiatique violent, renfrogné et vulgaire, « c'était d'abord un gentleman. Affable et mémorable », observe encore Le Parisien. « Un traditionaliste. Un novateur. Un jongleur entre ces deux pôles », ajoute le journal. L'expression est juste. Il se voyait à la fois en descendant et ascendant. Fidèle à sa lignée circassienne, Alexis Grüss sut revivifier son art, lui insuffler une âme. « Tu es un oiseau qui ne se pose pas sur les branches mais sur les racines », lui disait son ami le chanteur Claude Nougaro. Alexis Grüss était aussi, toujours selon Le Parisien, « un chef de clan. Un chef de file [qui] n'aimait rien tant que faire claquer comme son fouet le nom de Gruss, au moment des saluts, suivant tant de prénoms différents, l'épouse écuyère forcément, née Gipsy Bouglione ». La famille si malmenée de nos jours était sa passion. Le maître des lieux ne trimbalait pas son égo solitaire mais assumait son rôle de chef. Il offrit une leçon de paternalisme bien compris, étranger au discours sur le patriarcat et autre masculinité toxique.
Ainsi sut-il passer le relais à ses fils Stephan et Firmin, ainsi qu'à sa fille Maud. C'est une prouesse quand on songe une seconde aux contraintes de la vie du cirque, partiellement nomade, aux horaires décalés, recluse et physiquement éreintante ! Sa petite-fille Venecia, 8 ans, virevolte déjà et continue ce tour de piste familial dont l'origine remonte à « un couple formé en 1868 par le mariage entre Charles Grüss, initialement tailleur de pierres, et Maria Martinetti, membre d'une famille d'écuyers et acrobates menant son propre chapiteau depuis les années 1850 », nous dit, très fier, le site de la compagnie.
Alexis Grüss était aussi éducateur et non dresseur : « Moi, je suis pour, je n'ai jamais été contre », me confiait il un jour. Mesure-t-on la portée de l'adage, si chacun en faisait sa ligne de conduite ? Au lieu des diseurs, nous aurions des conteurs. Cet état d'esprit fit de lui un entrepreneur, autre profil mal aimé en France. Sa chevauchée fantastique ne devait rien à l'État, tenait tout de son travail. D'ailleurs, « l'art, c'est le travail effacé par le travail », se plaisait-il à souligner. Ces valeurs expliquent l'hommage timide rendu à celui qui les sublimait.