
L'ARCOM traque les mal-pensants plutôt que les malfaisants
Surnommé « Jean Pormanove » et décédé en direct le 18 août, alors qu'il était filmé dans son sommeil, Raphaël Graven, 46 ans, était un influenceur français et « streamer » (terme anglais désignant la diffusion en direct d'une vidéo) actif sur la plateforme australienne Kick. ll s'était fait connaître par des contenus où il s'exposait aux coups et humiliations d'autres influenceurs. Il était réputé aussi pour son hygiène de vie précaire. Son autopsie a conclu à un décès « sans origine traumatique » et « sans lien avec l'intervention d'un tiers », selon le procureur de la République de Nice, Damien Martinelli, cité par Le Monde (21/08/2025).
Pourtant, ce naufrage collectif dans le sadisme et le voyeurisme en dit long sur l'état d'une société qui renoue avec l'antique fascination des spectateurs des jeux du cirque pour la souffrance et la mort. Mais cet événement sordide met aussi en accusation, s'agissant de la France, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM). Comment cette agence étatique, supposée protéger les citoyens, a-t-elle pu ignorer une scène visionnée en continu pendant près de 300 heures – 10 jours et nuits de torture ! – contre contribution financière, par des centaines de milliers d'accros à cette contemplation morbide (Kick revendique une audience de 817 000 abonnés en août 2025) ?
« Il est frappant de constater l'écart entre la surveillance étroite réservée à certains comptes peu dangereux sur les réseaux sociaux, et la jungle que représentent certains pans d'Internet, comme cette sombre plateforme sur laquelle sont diffusées les images d'hommes fragiles frappés en continu », commente la psychologue Marie-Estelle Dupont dans Le Figaro (20/08/2025). Outre son action sourcilleuse à l'encontre de certains comptes sociaux, l'Arcom avait obtenu la fermeture, le 28 février 2025, de la chaîne C8 accusée par le Conseil d'État et l'ONG Reporters sans frontières, de ne pas respecter « le pluralisme et l'indépendance de l'information » (cf. LSDJ n°2120 et LSDJ n°2414). Comment ne pas en conclure que la chaîne privée C8 a été condamnée pour dissidence idéologique ?
Saisie le 19 août par la ministre déléguée au Numérique, Clara Chapaz, l'Arcom est à présent sur la défensive, accusée de ne pas être intervenue à temps pour mettre fin aux tortures de Raphaël Graven, alias « Jean Pormanove ». Elle avait pourtant été alertée par de nombreux internautes sur ces séances de sadisme attirant des milliers de voyeurs, et par la Ligue des Droits de l'Homme (LDH), qui indique sur son site Internet avoir dénoncé ces exactions à l'Arcom dès février dernier. Déjà en décembre 2024, une enquête de Mediapart sur la plateforme Kick pointait des maltraitances subies par Raphaël Graven.
L'Arcom tente de se défausser sur l'Union Européenne, en arguant que la plateforme Kick n'a pas de représentant légal au sein de l'UE (ce qui aurait dû logiquement augmenter sa vigilance) et sur l'Office anti-cybercriminalité (OFAC), auquel elle demande s'il avait par le passé réclamé le retrait de contenus sur Kick.com. Prise à son tour en défaut, l'UE a annoncé suspendre « tous les co-streamers ayant participé à cette diffusion ». Mais cela n'excuse pas la passivité de l'Arcom, supposée « réguler » en France les plateformes numériques. Ce n'est pas l'Arcom, mais son homologue allemand (BNetzA) qui, en janvier 2025, a adressé à Kick.com une requête lui demandant de désigner un représentant légal et un point de contact pour les autorités européennes, comme l'exige le Règlement du parlement européen et du Conseil de l'UE sur les services numériques. En outre, le parquet de Nice avait déjà ouvert une enquête sur la plateforme de streaming Kick, en décembre 2024, à la suite des révélations de Mediapart, et interrogé en garde à vue les deux tortionnaires de « Jean Pormanove ».
Après la mort de Raphaël Graven, une nouvelle enquête du parquet de Nice est à présent relayée par le parquet de Paris, qui a une compétence nationale sur les sujets cyber. Celui-ci a confié les investigations à l'Office anti-cybercriminalité (OFAC), rapporte Politico (26/08/2025). Le parquet a transmis deux demandes à l'OFAC : 1°) déterminer si le site australien « fournissait, en connaissance de cause, des services illicites, notamment par la diffusion de vidéos d'atteintes volontaires à l'intégrité de la personne » ; 2°) déterminer si Kick respectait ses obligations au titre du règlement européen sur les services numériques (DSA), en particulier l'obligation « de signaler aux autorités les risques d'atteintes à la vie ou à la sécurité des personnes ». Il ressort de cette séquence brouillonne l'impression que toutes ces instances tentent de se refiler la patate chaude… en attendant qu'on parle d'autre chose.
« Ce drame révèle les failles de la régulation numérique en France et le détournement des missions de l'Arcom », analyse Fabrice Epelboin, enseignant à Sciences Po et cofondateur de la startup Yogosha dans Atlantico (20/08/2025 – en lien également ci-dessous). Sa conclusion : « L'affaire Pormanove n'a pas de dimension politique et elle n'intéresse donc pas l'Arcom, même quand c'est la Ligue des droits de l'Homme qui sonne le signal d'alarme. (…) En vérité, l'Arcom n'a pas pour mission de protéger qui que ce soit en dehors du pouvoir en place. »