Omerta sur les croquettes, entre industrie toute puissante et animaux malades
Gilles Lartigot, activiste inclassable, publie « Croqueat », un livre sur la (mal)nutrition animale. Un travail qui remet en lumière un secteur gangrené, dont les dérives restent peu connues. La France possède l'un des plus grands parcs animaliers d'Europe et 8 maîtres sur 10 utilisent des croquettes, un produit qui représente près de 70 % du marché alimentaire animal (qui pèse plusieurs milliards d'euros). Quelques multinationales contrôlent quasiment tout, des normes nutritionnelles à l'information, jusqu'à influencer les vétérinaires (financements, partenariats, contenus pédagogiques, études commandées…). Cursus qui ne comporte que quelques dizaines d'heures sur la nutrition.
Les standards européens sont fixés par la FEDIAF (Fédération européenne de l'industrie des aliments pour animaux familiers), et aux États-Unis, par l'AAFCO. Ces organismes privés regroupent les entreprises qui fabriquent les croquettes. La FEDIAF réunit les cinq géants, Purina (Nestlé), Royal Canin (Mars), Hill's (Colgate-Palmolive), Spectrum Brands et Affinity Petcare. La présidence alterne, Royal Canin hier, Nestlé aujourd'hui. Elle représente 95 % du marché européen, élabore les « FEDIAF Nutritional Guidelines » (normes de référence), fait du lobbying à l'UE et participe à l'élaboration du cadre réglementaire. Une enquête de Libération en 2017 (« Croquettes, pas nettes ») le dénonçait déjà. Huit ans plus tard, rien n'a changé, voire pire. Le seul contre-pouvoir identifié à l'époque (l'asso Sécurité de la Nourriture pour Animaux de Compagnie) est inactif faute de dirigeant (avant, elle ne mâchait pas ses mots). Il n'y a aujourd'hui aucun contre-pouvoir réel (inimaginable dans un secteur humain).
La croquette incarne l'équivalent de la junk food. Son essor dans les années 60-70 reproduit la même logique (pratique, rentable et standardisé, mais étranger aux besoins biologiques réels). Nourrir un chien exclusivement avec revient, nous dit Lartigot, à nourrir un enfant uniquement aux céréales du matin. Insensé ! Comme souvent, l'industrie impose ses contraintes, ici, cuisson à très haute température (qui détruit les micronutriments), ajout d'exhausteurs de goût et incorporation massive d'amidon (maïs, blé, riz) pour que la croquette ne s'effrite pas. Nos animaux mangent souvent moins bien que les animaux d'élevage, parce qu'ils sont au bout de la chaîne et n'ont pas d'impact direct sur nous. Les chiens et chats, carnivores, n'ont quasiment pas besoin de glucides, mais certaines croquettes en contiennent 40 à 60 %. La réglementation n'en exige pas l'affichage. Pour Lartigot, « le consommateur est biaisé. La Fediaf et l'AFFCO rendent cette information facultative, ce qui est une aberration ». Ces produits créent des comportements proches de l'addiction. « Le principe même de la croquette est problématique, ça reste un produit extrudé (cuit à haute température, ndlr), point. Peu importe la cuisson, c'est la même logique. Dans le livre, on analyse les grandes marques et on donne des conseils pour aider à choisir. Je n'emploie jamais « meilleure croquette », parce qu'il n'y en a pas. Mais il y en a des moins pires ». Les conséquences suivent la même trajectoire que chez l'humain nourri à l'ultra-transformé, à savoir obésité, diabète, troubles urinaires, maladies de peau, inflammations, déshydratation liée à une nourriture trop sèche, etc. Et l'industrie vend derrière des gammes censées corriger les pathologies qu'elle contribue à créer, souvent relayées par les vétérinaires.
Selon un rapport du cabinet Rydge, le soin animalier est un marché en forte croissance, rentable, faiblement endetté et avec une trésorerie en hausse. Le marché vétérinaire croît d'environ 4 % par an. En 2022, 10–20 % des cliniques étaient intégrées à des groupes, contre près de 30 % en 2025 (65 % en Angleterre). Une reprise en main du secteur est en cours. Holdings et fonds d'investissement rachètent les cliniques, standardisent les pratiques par des formations internes (post étude) et contrôlent la distribution des produits. Les animaux deviennent un actif au sein d'un écosystème global (alimentaire, soin, assurance). Côté humain : grosse pénurie, surcharge de travail, 35 % de ceux qui officient en clinique envisagent la reconversion, et 40 % quittent l'Ordre avant 40 ans. Forcément, les groupes offrent de meilleures conditions. Une profession épuisée, absorbée par une dynamique économique. L'auteur confirme, et pour lui, l'image du métier passion s'étiole, « Beaucoup ne font plus ça par amour, mais parce que c'est devenu lucratif ». Il aurait aussi observé une surmédicalisation, en jouant sur la méconnaissance et l'affectif. Il ne les condamne pas, mais pointe du doigt un système, dont ils sont parfois des rouages. Selon lui, il y a une vraie omerta, « Ceux qui parlent sont mis au banc. J'ai reçu beaucoup de témoignages, mais tous voulaient rester anonymes ».
Il n'y a pas de complot. Il s'agit plutôt d'une logique de marché classique, avec les rapports de forces qu'on ne va pas faire semblant de découvrir, bien qu'ils soient majeurs ici. À la fin, le système place l'animal au centre d'une logique économique, non par volonté de nuire, mais parce qu'au fil du temps, les pratiques de chaque acteur ont fini, comme souvent, par converger dans le même sens. L'animal ne peut pas comprendre que ce qu'il aime l'empoisonne, il dépend de nous. Il faut se responsabiliser : c'est facile de tout rejeter sur l'industrie, mais personne n'est contraint. Une approche globale est nécessaire (nutrition, comportement, activité, bien être psy). Pour conclure, Gilles Lartigot rappelle qu'il a voulu (avec sa coautrice Valérie Baccon) faire une enquête, mais aussi un guide, car il « n'aime pas les lanceurs d'alerte qui ne proposent aucune solution ». La ration ménagère est, selon lui, la meilleure option, mais elle demande du temps et des moyens. Il insiste sur la nécessité de rester nuancé, réaliste et pragmatique.
- La "pet food" est dominée par cinq multinationales (Purina/Nestlé, Royal Canin/Mars, Hill's/Colgate-Palmolive, Spectrum Brands, Affinity Petcare) qui contrôlent presque tout, de la fabrication aux normes (FEDIAF/AAFCO), jusqu'à l'influence sur la formation vétérinaire. Aucun contre-pouvoir réellement structuré.
- La croquette est l'équivalent de la junk food humaine. Entre extrusion qui détruit les nutriments, exhausteurs de goût, 40–60 % de glucides inutiles, amidon imposé par l'industrie, l'animal devient dépendant d'un aliment qui le rend malade. On vend ensuite des gammes spécifiques pour traiter les pathologies que l'on contribue à créer.
- Le secteur vétérinaire explose : +4 % par an, rachat massif de cliniques par des groupes et fonds, transformation du soin en marché intégré (alimentation + soins + assurance). Profession en tension, vétérinaires épuisés, perte du métier-passion. Les maladies alimentent un marché du soin très rentable.
- L'animal domestique se retrouve au centre d'une logique économique qui ne vise pas son bien-être, mais l'équilibre du marché. Le livre "Croqueat" de Gilles Lartigot, à mi-chemin entre l'enquête et le guide, vous permet d'y voir plus clair.