
Comment la Russie a remplacé la France au Sahel
La France n'est plus la bienvenue au Sahel. La réussite de l'opération Serval au Mali avait fait place à l'opération Barkhane, s'étendant aux autres pays du Sahel (Mauritanie, Niger, Burkina-Faso, Tchad). Mais les groupes djihadistes, comme les attentats, se sont multipliés, recrutant parmi la population locale et profitant de l'étendue d'un territoire que les 4 500 soldats français ne pouvaient pas maîtriser seuls. Accueillis en héros en 2013, ils ont fini par être perçus comme une force d'occupation peu utile et priée de partir. De grands groupes comme Total et Orano ont emboîté le pas. Profitant d'un ressentiment anti-français qu'elle a contribué à propager, la Russie a pris la place avec un modus operandi semblable à celui des États-Unis en Ukraine : exploitation des matières premières (or, diamands, bois, uranium…) contre soutien militaire aux régimes en place.
Après la chute du régime Assad en Syrie, l'est de la Lybie – contrôlé par le maréchal Haftar – est devenu une nouvelle rampe de lancement des opérations russes en Afrique. Début 2025, la Russie a aéroporté une partie de son matériel militaire vers Al-Khadim, à une centaine de kilomètres de Benghazi. Moscou a investi d'autres aéroports militaires plus au sud : Al-Jouffra d'abord, et la piste de Maaten-al-Sarah, proche de la frontière avec le Tchad. Depuis le Sud lybien, le Kremlin compte assurer des déploiements rapides vers le Mali, la Centrafrique et le Soudan.
Suite à la mort du dissident Evguéni Prigojine dans un crash aérien, en juin 2023, l'empire Wagner a été réinventé. « Pour ne pas perdre à nouveau le contrôle opérationnel d'une formation armée, les autorités russes ont décidé de séparer clairement les composantes commerciale, propagandiste et militaire de l'ancien empire Prigojine », analysent les chercheurs Filip Bryjka et Jedrzej Czerep. La propagande est désormais assurée par l'African Initiative, une agence de presse qui communique sur les actions russes, via des médias locaux, des ONG ou par le biais de vidéos orientées publiées sur Rutube (par exemple : « comment les colonisateurs européens ont effacé l'histoire de l'Afrique »). Si African Initiative est la plus connue, il existe en réalité plusieurs officines (Bureau Legint, GR Group, Rybar) responsables du lobbying au niveau politique, commercial et informationnel.
Africa Corps est en train d'absorber Wagner, pour devenir la principale organisation paramilitaire qui opère sur le continent africain. Elle s'appuie sur d'autres groupes comme Wagner Légion Istra ou Bear Brigade (au Burkina Faso). Toutes sont directement soumises au Ministère de la Défense russe et surveillées par les services de renseignements. Le GRU, la direction générale du renseignement, se charge des paramilitaires, le FSB – les services russes de sécurité – du réseau de propagande, et le SVR – le renseignement extérieur – de l'influence culturelle.
Une influence qui s'étend jusqu'à la sphère religieuse, puisque la Russie envoie des missionnaires orthodoxes sur place, notamment en Centrafrique. La Rossotrudnichestvo, l'agence d'État pour la coopération internationale, gère les maisons culturelles russes, qui pour plusieurs d'entre elles ont récemment ouvert leur portes au Sahel. Outils majeurs de soft power, elles proposent des cours de russe, programmes éducatifs, projections de films, théâtre, musique, échecs. Plusieurs de ces centres avaient été lancés en Afrique à l'époque de l'URSS.
Des sociétés écrans pilotées et supervisées par les forces paramilitaires continuent d'opérer dans l'extraction minière. En République centrafricaine, la Russie a obtenu une concession de 25 ans sur 700 km² pour exploiter via la société Midas Ressources la mine d'or de N'dassima, d'où elle pourrait extraire jusqu'à un milliard de dollars annuels en or. La zone est devenue une enclave militarisée : les civils qui tenteraient de pénétrer sans autorisation sont abattus. Diamville (diamants) et Lobaye Invest (or et diamants), qui détient une dizaine de concessions, sont également sur place. Au Soudan, Meroe Gold aurait rapporté près de 2 milliards de dollars entre 2022 et 2023. En coopération avec les autorités maliennes, la société Yadran s'apprête à ouvrir une nouvelle raffinerie, aux abords de Bamako, avec une capacité de traiter 200 tonnes d'or par an – plus de 20 milliards de dollars – c'est à dire 4 fois plus que ce que le Mali raffine actuellement.
La présence russe en Centrafrique est toujours assurée par le canal historique de Wagner dirigé par Dmitri Sytyi. Africa Corps devrait prendre le relai en 2026. Une forme de naïveté de l'Elysée avait conduit en 2017 à ce que la Russie prenne le pas sur la France. Souhaitant livrer 1 500 kalachnikovs au président Touadéra pour l'aider à lutter contre les factions rebelles, Paris lui avait recommandé de se rapprocher de Moscou afin d'obtenir l'aval du Conseil de Sécurité de l'ONU. Le Kremlin en a profité pour nouer une alliance dans la durée, fondée sur l'envoi de milliers de mercenaires et des livraisons d'armes massives contre l'exploitation minière. Face à cela, l'offre française pesait peu.
L'efficacité de Wagner a été appréciée. Le groupe agit de façon brutale, prenant peu compte des dommages collatéraux sur les populations civiles. Mais Touadéra a repris le contrôle sur la plupart du pays. Moscou ne donne pas de leçons de morale démocratiques et cela plaît… Les profits ne sont pas seulement matériels. La Russie recrute sur place de jeunes mercenaires africains pour les envoyer sur le front en Ukraine. Cette chair à canon est recrutée via des campagnes de propagande par internet, où lui sont promis des salaires alléchants et une qualité de vie à l'occidentale.
Au Mali, depuis juin 2025, Africa Corps succède à Wagner qui s'était installé à l'invitation du colonel putschiste Assimi Goïta. Une base militaire russe ne cesse de s'agrandir près de l'aéroport de Bamako. Directement depuis la Russie, par voie maritime, sont acheminés des blindés, des canons et des embarcations militaires, via le port de Conakry (Guinée). Selon le ministère de la défense malienne, Moscou prévoit d'implanter une trentaine de bases et de postes avancés sur le territoire malien. Mais c'est sans compter sur la résistance coriace des indépendantistes touaregs, qui avaient infligé à Wagner sa plus sévère défaite en juillet 2024. Grâce à leur parfaite connaissance du terrain et à leur maîtrise des drones, le Front de Libération de l'Asawad et le groupe djihadiste JNIM (contrôlant des territoires jusqu'à 200 km de Bamako) ont déjà mis à mal les forces de l'Africa Corps, qui peinent à s'aventurer hors de leurs bases. Les Russes auront fort à faire pour ne pas s'enliser comme l'armée française.
Au Niger, après le coup d'État de 2023, le géant français Orano s'est vu retirer le droit d'exploiter les gisements d'uranium. Dans un pays qui représentait 6,3 % de la production mondiale en 2023, la France a d'abord perdu son permis sur Imouraren (la « mine du siècle », avec des réserves de 200 000 tonnes) et la junte au pouvoir a nationalisé la Somaïr en juin dernier (dernière filiale d'Orano au Niger qui alimentait 10 à 15 % des besoins des centrales françaises). Des pourparlers entre le Niger et Moscou ont commencé, le groupe russe Rosatom et le ministère de l'énergie nigérian ont signé « un mémorandum de compréhension mutuelle » sur la coopération dans le domaine du nucléaire civil.
Au Soudan, premier pays où Wagner a atterri en 2017, les Russes viennent d'obtenir un accord pour construire leur première base navale avec accès direct à la Mer Rouge. Ils avaient d'abord ménagé leurs relations avec les deux partis opposés dans une sanglante guerre civile, mais ont fini par privilégier les forces gouvernementales du général al Bourhane, qui ont gardé le contrôle du littoral. Le projet de base au sud de Port-Soudan, prévoit l'accueil de 4 navires de guerre, dont des bâtiments à propulsion nucléaire. La Russie rejoindrait ainsi les États-Unis, la Chine et la France, qui disposent d'une entrée stratégique vers la Mer Rouge grâce à leurs bases de Djibouti.