
Jurassic Park, déjà une réalité ?
C'est à croire que seules les équipes de Colossal Biosciences n'ont jamais vu le moindre film de la saga Jurassic Park : on sait comment cela commence, et on sait tout autant que cela va mal finir… Pourtant, la start-up américaine est actuellement valorisée à environ 10 milliards de dollars. Au total, l'entreprise fondée en 2021 par George Church, biologiste au sein de la Harvard Medical School, et l'entrepreneur de la tech Ben Lamm, a levé 435 millions de dollars à ce jour. C'est sans doute tout l'intérêt de savoir bien communiquer… Cette société pionnière en matière de génie génétique utilise CRISPR et d'autres outils génomiques avancés pour, dit-elle « faire revivre des espèces disparues et protéger celles qui sont en danger critique d'extinction. » Son projet phare : ramener à la vie le mammouth laineux, dont la réintroduction pourrait contribuer à revitaliser les écosystèmes arctiques. La société de Dallas a fait l'événement début avril 2025 en annonçant avoir recréé en laboratoire des loups géants disparus depuis 12 500 ans. Pour le plus grand bonheur de George R.R. Martin, auteur de la saga Game of Thrones, qui a pu rencontrer Romulus et Rémus, les deux loups jumeaux. Ou quand la réalité rejoint la fiction…
Trop beau pour être vrai ? Sans doute. D'abord, l'opération de communication est un peu trop parfaite. D'ailleurs, l'auteur à succès fait aussi partie des investisseurs de Colossal Biosciences. Quoi de plus efficace, médiatiquement parlant, que d'affirmer avoir ramené à la vie ces incroyables loups de neige qui ressemblent tant à Ghost, le célèbre compagnon de Jon Snow, dans Game of Thrones… « Ces loups ont été ressuscités de l'extinction grâce à des modifications génétiques dérivées d'un génome complet de loup terrible, méticuleusement reconstitué à partir d'ADN ancien découvert dans des fossiles datant de 11 500 et 72 000 ans », affirme l'entreprise. « Cette réussite est le fruit d'années de recherche scientifique pionnière (…). Elle marque une étape majeure non seulement pour notre entreprise, mais aussi pour la science, la conservation et l'humanité. Avec la naissance de Romulus, Rémus et Khaleesi, qui grandissent aujourd'hui dans une réserve sécurisée de plus de 800 hectares, la dé-extinction n'est plus une théorie, mais une réalité. Il reste encore du travail à accomplir, mais cela redéfinit les possibles pour l'avenir de la planète. » « Un loup préhistorique a-t-il été “ressuscité” ? Ou seulement une étrange copie ? », s'interrogent toutefois certains. Il s'agit essentiellement d'une espèce hybride d'apparence semblable à son prédécesseur éteint. Pour créer ou recréer le génome de ces loups géants, les chercheurs auraient utilisé des restes fossilisés, notamment une dent vieille de 13 000 ans et un crâne de 72 000 ans. Sur 45 embryons, seuls trois ont finalement vu le jour. Mais dans les faits, ces trois loups géants nés en octobre 2024, sont en réalité des loups gris, dont seuls 14 gènes ont été retouchés. Leur ADN n'aurait même rien de commun avec cette espèce disparue, ces Canis dirus éteints il y a plus de dix millénaires. Si leur apparence peut induire en erreur, parler de la résurrection d'une espèce éteinte est une pure exagération. La naissance de ces trois loups est tout sauf la première « désextinction du monde ».
Ce qui n'a pas empêché Romulus et Rémus de faire la couverture de Time Magazine, avec leur imposant pelage blanc et leurs yeux gris-jaune. Pour Anders Bergström, spécialiste de l'évolution des chiens à l'université d'East Anglia au Royaume-Uni, interrogé par la MIT Technology Review, « il est incorrect de dire que les dire wolves ont ressuscité. Ce sont des loups gris modifiés. Vingt modifications, c'est loin d'être suffisant. Mais peut-être assez pour obtenir un loup gris avec une apparence étrange. » Les loups géants (Aenocyon dirus), plus massifs que leurs cousins actuels, ont disparu il y a environ 12 500 ans. Ces nouveaux loups ne font, au fond, que correspondre à un concept défendu par les biologistes de Colossal Biosciences, l'espèce morphologique. Dit autrement, si ces loups ressemblent à cet animal éteint, alors ils sont de la même espèce… Pour la MIT Tech Review, « certains ont déjà hurlé que cette entreprise était une ″pure arnaque“ alimentant les “fantasmes” du grand public et surfant sur la mode. » Mais si, demain, ce qui ressemble à un mammouth laineux était recréé, le grand public ne se pencherait guère sur son patrimoine génétique réel. En attendant de voir la société texane commettre les mêmes erreurs que les démiurges de Jurassic Park.
L'annonce de la naissance de ces loups géants a déjà des conséquences pour les espèces actuellement en danger ou en voie d'extinction. En effet, la firme texane dit également avoir créé deux portées de loups rouges clonés, parmi les espèces les plus menacées au monde. « C'est un excellent exemple d'espèce dont la survie est entravée par un manque de diversité génétique », explique pour CNN Michael Knapp, professeur associé au département d'anatomie de l'Université d'Otago, en Nouvelle-Zélande. « Nous pourrions utiliser cette technologie pour réintroduire les individus fondateurs dans une population, de manière à améliorer la diversité génétique, la robustesse et l'adaptabilité d'un programme de rétablissement. Colossal a raison d'affirmer que sa technologie est adaptée à la conservation des espèces menacées. » Mais alors, si plus aucune espèce n'est réellement menacée, si toutes peuvent être recréées en laboratoire, à quoi bon dépenser sans compter pour préserver la diversité naturelle ? Outre-Atlantique, le Fish and Wildlife Service vient ainsi de soumettre à la Maison-Blanche une proposition redéfinissant la définition juridique du fait de « nuire » à une espèce. Pour Doug Burgum, secrétaire à l'intérieur, « il est temps de changer radicalement notre façon de concevoir la conservation des espèces. À l'avenir, nous devons célébrer les retraits de la liste des espèces menacées, et non les ajouts » a-t-il déclaré via le réseau social X. Selon lui, « si la disparition d'une espèce nous angoisse, nous avons maintenant l'occasion de la faire revivre. C'est l'innovation, et non la réglementation, qui a fait la grandeur américaine. » Il y voit « l'avènement d'une nouvelle ère passionnante de merveilles scientifiques, illustrant comment le concept de “dé-extinction” peut servir de fondement à la conservation moderne des espèces. » Si l'on suit cette logique, plus aucune espèce ne serait plus véritable en danger d'extinction. De quoi permettre, par exemple, de retirer certains animaux de la liste des espèces menacées. Comme le lézard des armoises, protégé dans les régions pétrolifères texanes, ou bien la chauve-souris nordique, présente dans des forêts que l'industrie du bois aimerait bien exploiter…
