
L'Inde se rapproche de la Chine : un virage géopolitique majeur
Si Joe Biden et Donald Trump ont été des adversaires résolus, la politique étrangère américaine garde une cohérence, avec pour résultat délétère le renforcement du bloc anti-occidental. Après que l'administration démocrate ait précipité la Russie dans les bras de la Chine par son soutien inconditionnel à l'Ukraine, la politique commerciale brutale de Donald Trump incite les Indiens et les Indonésiens à prendre la route de Pékin... Depuis le 27 août dernier, les taxes douanières sur les importations en provenance d'Inde ont doublé sur de nombreuses catégories de produits, passant à 50 %. La justification était de faire pression pour empêcher l'achat de pétrole russe via l'Inde. Les négociations sont en cours entre Américains et Indiens pour obtenir un nouvel accord en novembre 2025. Il est frappant de constater que les Indiens ont fait relativement peu de bruit à ce sujet : s'il leur importe de trouver un compromis, New Delhi cherche surtout à limiter sa dépendance vis-à-vis de Washington.
L'axe prioritaire de la diplomatie indienne est de s'affirmer comme grande puissance parmi le groupe des BRICS, aux côtés de la Russie et de la Chine, tout en renforçant ses liens économiques avec l'Asie du Sud-Est. Les liens entre Russes et Indiens n'ont rien de nouveau, mais c'est le rapprochement avec la Chine qui est spectaculaire. Car les deux pays les plus peuplés de la planète ont eu des relations passablement compliquées. Avec des incidents graves le long de leur frontière disputée dans l'Himalaya (20 morts côté indien et 4 côté chinois en 2020 dans la vallée de Galwan). Les liaisons aériennes directes entre les deux pays n'ont pas repris depuis l'épidémie du Covid et ces événements. Or, un réchauffement est en cours : la compagnie aérienne indienne IndiGo vient d'annoncer l'ouverture de vols entre Calcutta et Canton. La rencontre entre le président Xi Jinping et le Premier ministre Narendra Modi début septembre, dans le cadre de l'Organisation de la coopération de Shanghai (OCS), a confirmé ce virage. Ils se sont mis d'accord pour une désescalade sur la frontière himalayenne toujours disputée, et pour renforcer leurs échanges commerciaux et financiers.
La présence de l'Inde au sein des BRICS a été vue, par les Occidentaux, comme une forme de garantie d'empêcher un rapprochement entre Russes et Chinois à cause de l'hostilité indienne vis-à-vis de la Chine. On en est loin dorénavant, et la puissance économique des BRICS est aujourd'hui supérieure à celle des États-Unis, de l'Europe et du Japon réunis, quand on la mesure en pouvoir d'achat (critère de la Banque mondiale). Sur cette échelle, la Chine et l'Inde sont respectivement les première et troisième puissances mondiales. Et leur poids économique s'alourdit chaque année par rapport aux pays occidentaux. Il y a deux ans, Modi a fixé comme objectif d'atteindre le statut de « pays développé » en 2047 – au centenaire de l'indépendance indienne –, supposant un taux de croissance de 8 % annuel. Le pays n'y est pas encore, avec un taux à 6,4 % en 2024, mais on mesure l'ambition et le dynamisme du sous-continent indien.
Bien sûr, les Occidentaux – Américains en tête – se rassurent en mesurant la puissance économique par rapport à sa valeur en dollars US. Là, en effet, les BRICS sont loin derrière. Mais ce critère ignore la géopolitique. La Russie est isolée des marchés en dollars depuis la crise en Ukraine, et la Chine applique un contrôle strict sur les échanges financiers : les capitaux en dollars n'y circulent pas librement. Leur faible poids sur cette échelle économique, essentiellement financière, n'est donc pas étonnant. Le choix des statistiques induit des biais cognitifs aux conséquences lourdes : les Occidentaux ont vraiment cru pouvoir « mettre l'économie russe à genoux ». Ils ont été surpris par la capacité de Moscou à soutenir un effort de guerre sur la durée. En prenant en compte le critère du « PPP » (« Purchasing-power parity » ou la capacité d'achat), la Russie est la quatrième économie mondiale, devant l'Allemagne et le Japon.
Le risque posé par l'offensive douanière de Donald Trump sur l'économie américaine est qu'elle incite ses rivaux à chercher des alternatives – quitte même à se détacher petit à petit du dollar. Un long chemin reste à parcourir pour les BRICS, mais l'inflation des taxes sert d'accélérateur aux projets alternatifs, comme le développement du système « BRICS Pay », pour remplacer le système de paiement international SWIFT. Il reste que l'Europe semble perdue dans cette confrontation entre géants, et si des négociations sont en cours avec l'Inde, c'est vers l'est que New Delhi se tourne résolument. Indiens et Chinois n'ont pas la même vision du monde, mais partagent la capacité de se projeter sur le long terme. Henry Kissinger avait demandé à Zhou Enlai (alors ministre des Affaires étrangères de Mao) ce qu'il pensait de l'impact de la Révolution française sur le monde. « Il est trop tôt pour en parler », avait-il répondu...
- L'Inde maintient l'objectif de devenir un "pays développé" en 2047, et opère un rapprochement spectaculaire avec la Chine.
- La croissance indienne a atteint 6,4 % en 2024, et New Delhi table sur une moyenne de 8 % par an d'ici 2047.
- Le bloc des BRICS se renforce autour de la Chine, de l'Inde et de la Russie, qui sont parmi les 5 premières puissances économiques sur l'échelle "PPP" (capacité d'achat à l'échelle nationale), pour contrer l'offensive douanière américaine.
