Le virus de la grippe aviaire et le danger de sa manipulation en laboratoire
Faut-il s'inquiéter par rapport à la grippe aviaire (H5N1) et pourrait-elle être la « maladie X » redoutée par l'OMS comme source de la prochaine pandémie ? La réponse des scientifiques à la première question semble être « oui et non ». D'un côté, la grippe aviaire est pour l'instant peu capable d'infecter l'homme. Rien n'indique une transmission entre humains. De l'autre côté, sa pathogénicité est extrêmement forte : dans 888 cas d'infection humaine enregistrés entre janvier 2003 et le 28 mars 2024, 463 se sont avérés fatals. Un taux de mortalité très élevé, comme l'a souligné en avril Jeremy Farrar, scientifique en chef à l'OMS. Il est également vrai qu'une grande épidémie aviaire a commencé en Europe en 2020 et a été propagée jusqu'aux régions polaires par les oiseaux migrateurs. Ce qui inquiète le plus les chercheurs est en revanche l'apparition du H5N1 (clade 2.3.4.4b) chez des dizaines d'espèces mammaliennes. Elle indique une forte capacité de mutation et – pour la première fois dans l'histoire – une transmission possible entre mammifères. Aux États-Unis, des vaches laitières ont été infectées dans 12 états, dont le Nouveau-Mexique, où des souris sont également affectées. Cette présence du virus chez les rongeurs a alarmé le Dr Rick Bright, ancien directeur du US Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA). Il y voit un grand potentiel de transmission des pathogènes à l'homme. L'OMS vient aussi de révéler qu'un homme (certes déjà malade pour d'autres raisons) est décédé au Mexique avec le H5N2. C'est le premier cas humain de ce sous-type du virus.
Il faut évidemment espérer que la pandémie animale du H5N1 s'estompera sans dégâts humains. La grippe aviaire restera néanmoins dangereuse pour des raisons qui soulèvent de sérieuses questions. Depuis l'année dernière, Robert Redfield, ancien directeur du Centre américain de contrôle des maladies (CDC), avertit le public que la grippe aviaire pourrait créer une pandémie bien plus grave que celle du Covid-19. Ce qui rend ses déclarations doublement inquiétantes est sa conviction qu'une telle pandémie ne viendrait probablement pas de la nature mais de la main de l'homme. Soit par le bioterrorisme, soit par les recherches « gain de fonction », dont Redfield est un opposant acharné. Selon lui, il faudrait peut-être des générations d'évolution naturelle avant que la grippe aviaire ne devienne transmissible entre humains — en raison de solides barrières entre les espèces. Néanmoins, dans le cas d'un virus modifié en laboratoire, ces barrières cesseraient d'exister et la transmission humaine pourrait se produire en quelques semaines.
Il s'agit bien sûr d'un sujet sensible à l'heure actuelle. Un nombre croissant d'éléments suggère que le SARS-CoV2 serait apparu à l'Institut de virologie de Wuhan, comme l'a récemment affirmé Alina Chan dans le New York Times. Il faut pourtant noter que l'opposition de Redfield aux recherches « gain de fonction » n'a pas commencé avec le Covid-19. Elle date même d'une grande controverse scientifique sur le sujet en 2011-2014, précisément à propos de l'expérimentation menée par les chercheurs Ron Fouchier (Rotterdam) et Yoshihiro Kawaoka (Université du Wisconsin) sur la grippe aviaire. Ils déclenchèrent un tollé en 2011 en annonçant qu'ils avaient réussi à modifier le H5N1 pour qu'il soit transmissible entre des furets. Anthony Fauci et Francis Collins ont pris la défense de ces recherches dans le Washington Post en 2011, en affirmant que l'utilité de ces expériences les justifierait malgré les risques. Une position contestée avec force par Redfield comme par beaucoup d'autres, dont Simon Wain-Hobson de l'Institut Pasteur. Le problème n'était pas seulement la possibilité d'un accident : comme Redfield l'a rappelé lors d'une récente interview, on a découvert qu'il suffit de modifier cinq acides aminés pour rendre le virus H5N1 hautement pathogène pour l'homme. La question de savoir si ces résultats devaient être publiés a été âprement débattue, en raison du risque de livrer une formule potentiellement dévastatrice aux bioterroristes. Les résultats furent finalement révélés dans la presse scientifique et douze ans plus tard, Redfield qualifie de miraculeux le fait qu'ils n'aient pas encore été utilisés à mauvais escient.
Les expériences sur le H5N1 et des virus proches restent d'actualité. Après un bref moratoire, les travaux de Fouchier et Kawaoka ont repris en 2019 ; le White Coat Waste Project ainsi que le chercheur Nicolas Hulscher viennent également d'attirer l'attention sur plusieurs autres expérimentations analogues en cours, impliquant notamment l'Académie chinoise des Sciences. Pour l'instant, l'affirmation de Hulscher qu'il pourrait y avoir un lien entre ces expériences et l'évolution actuelle de la grippe aviaire est spéculative. Ce qui ne l'est pas, c'est le débat éthique autour des recherches sur les pathogènes, aussi urgent en 2024 qu'en 2011. Surtout dans un contexte aussi tendu : nous sortons d'une pandémie dont beaucoup pensent l'origine dans un laboratoire, et l'OMS prépare le monde à la prochaine sans questionner les pratiques scientifiques qui pourraient la déclencher.