
Bienvenue dans la ville du 22e siècle
Située au centre-ouest de la Chine, Chongqing est souvent désignée comme la plus grande ville du monde, avec une superficie équivalente à celle de l'Autriche et une population dépassant les 30 millions d'habitants : l'une des rares agglomérations à franchir ce seuil. Longtemps discrète sur la scène internationale, elle attire désormais les regards, décrite par beaucoup comme « la ville du futur ». Dans l'imaginaire collectif (alimenté par des images massivement visionnées) elle incarne un urbanisme extrême, quasi expérimental. Les vidéos mettent en scène des infrastructures hors norme, comme des échangeurs autoroutiers sur plusieurs niveaux, des gratte-ciel interconnectés par des passerelles, des lignes de métro aériennes traversant des immeubles. L'impression dominante est celle d'une ville à étages, où piétons, véhicules et trains évoluent chacun sur différentes strates verticales. Dans un pays où l'information est strictement contrôlée, ce consensus visuel interroge. L'esthétique du « futur » semble être, en partie, un outil pour rompre avec l'image d'une Chine pauvre ou en retard. Pour certains, Chongqing incarne ce que peut produire une croissance urbaine sans limite, dans un mélange d'efficacité, de densité maîtrisée, d'équilibre et d'audace architecturale, souvent observé avec fascination. Pour d'autres, elle représente au contraire les excès d'un modèle poussé à l'extrême, une urbanisation déshumanisée, indifférente aux équilibres naturels et résolument opposée à toute logique de sobriété ou de décroissance.
L'impression est souvent celle d'un développement artificiel. Une vitrine qui brille (au sens propre puisque tous les immeubles sont illuminés, ce qui est répandu en Chine), mais dont l'éclat masque mal les disparités. Nombre d'observateurs extérieurs la qualifient de « cyberpunk » ou « dystopique », des mots relativement nouveaux qui charrient un imaginaire profondément sombre, mais qui paraissent à propos. Le « cyberpunk » décrit un monde technologiquement avancé, mais socialement délabré (ultra-connexion, verticalité urbaine extrême entre vétusté et modernité, surveillance de masse et marginalisation des classes populaires). Un univers qui profite à une élite, tandis que les autres sont condamnés à survivre. Une ville qui attire beaucoup de touristes, comme si c'était un film.
Certains y voient aussi une forme de néo-féodalisme numérique (ou technoféodalisme), où les inégalités se creusent à mesure que les outils de contrôle s'affinent. Le plus frappant réside dans le déploiement d'un système de surveillance massif, où Chongqing bat tous les records avec environ 2,6 millions de caméras, soit une pour six habitants (à titre de comparaison, Paris compte environ 1 caméra pour 1 500 habitants, avec des disparités par arrondissements). C'est l'un des visages les plus manifestes de ce contrôle généralisé, axé sur un système de surveillance ultra sophistiqué : outre les caméras, la reconnaissance faciale et le suivi numérique via des applications interconnectées comme Alipay (cash et carte ayant pratiquement disparu, tout passe par des applis), combinant donc vidéosurveillance, Internet et biométrie. Une vraie ville connectée… Si le crédit social est encore en phase de rodage, elle est définitivement prête à accueillir un futur qui questionne (et inspire) à l'échelle mondiale. Beaucoup, comme Frédéric Baldan, considèrent le pays comme un véritable laboratoire à ciel ouvert : « La Chine est plus efficace pour mettre en œuvre les technologies et les politiques, donc on fait les essais politiques d'abord en Chine ».
Pour comprendre ce qu'est devenu Chongqing, regardons son histoire. Durant la seconde guerre sino-japonaise (1937–1945), et plus particulièrement après le massacre de Nankin, la ville devient la capitale provisoire du pays et le siège du gouvernement nationaliste du Guomindang. Ce statut en fait une cible majeure pour l'armée impériale japonaise et, entre 1939 et 1942, elle subit plus de 260 raids aériens, devenant la ville la plus bombardée de la guerre. Plus de 3 000 tonnes de bombes sont larguées, faisant des dizaines de milliers de morts et rasant une partie de la ville. Après la guerre, elle retourne à un rôle secondaire, jusqu'à un virage administratif en 1997. Elle est détachée de la province du Sichuan pour devenir une municipalité autonome, directement placée sous l'autorité de Pékin (d'où le terme usurpé de « plus grande ville du monde »). Ce changement lui permet de bénéficier d'un budget propre, de recevoir des fonds directement du gouvernement et d'exercer un contrôle élargi sur un territoire immense. Une autonomie cruciale pour coordonner le chantier titanesque du barrage des Trois Gorges (notamment pour reloger plus d'un million de déplacés). Mais qui a aussi permis de transformer Chongqing en vitrine de la Chine intérieure, un contrepoids aux métropoles côtières.
Aujourd'hui, ce n'est donc pas un hasard si la ville est mise en avant. Chongqing incarne le récit d'une nation capable de se réinventer et surtout de le faire savoir. Ce passé tragique puis ce renouveau rapide font partie intégrante de l'histoire que la Chine veut raconter.