Mondial-2022 : « Je suis devenu quelqu’un d’autre », confie Tahar Ben Jelloun
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Mondial-2022 : « Je suis devenu quelqu’un d’autre », confie Tahar Ben Jelloun

Par Louis Daufresne - Publié le 16/12/2022 - Photo : Karim Jaafar / AFP
Au football, le vainqueur d’une Coupe du monde n’est pas toujours l’équipe qui gagne. La France le sait qui, en 1982, livra en demi-finales contre l’Allemagne le match le plus homérique de l’histoire du ballon rond. On se souvient qu’elle le perdit aux tirs au but et qu’à la seconde où le cousin germain fut tout à son triomphe, un sentiment d’injustice et d’humiliation submergea nos cœurs de Français. On reparla de juin 1940 et du drapeau à terre, comme si l’on confondait ligne de but et ligne Maginot et nul se rappelle plus que cette année-là, l’Italie de Paolo Rossi avait ravi le trophée en or sculpté par Silvio Gazzaniga.

Sous les pavés la plage, croyait-on naïvement en 68. Non, sous la pelouse, il y a le champ de bataille. Peu importe que la France ou l’Argentine gagne dimanche, « le Maroc est la plus grosse surprise de cette Coupe du monde », comme le reconnaît l’entraîneur croate Zlatko Dalic. Des hommes de lettres, si prompts à fuir le populo, s’y précipitent pour goûter l’ivresse de ce moment.

Tahar Ben Jelloun, à 78 ans, se confie dans Le Monde juste avant le match contre la France. Deux événements l’auront marqué dans sa vie : le retour du roi Mohammed V (1909-1961), le 16 novembre 1956, prélude à l’indépendance du Maroc, et la qualification, le 10 décembre, des Lions de l’Atlas pour la demi-finale du Mondial ! On ne peut suspecter cette figure de la littérature française, prix Goncourt en 1987 pour la Nuit sacrée, d’assouvir un désir de reconnaissance, comme si par procuration, l’égo aspirait à profiter de l'événement.

C’est plutôt le contraire : de Casablanca, d’où il écrit, le foot vient de lui révéler une part de lui-même : « Me voilà englué dans un phénomène qui dépasse l’entendement », constate l’écrivain. « J’ai regardé les cinq matchs que le Maroc a joués. Une passion que je ne me connaissais pas. Le cœur serré, les nerfs à bout, la tension extrême, le regard obnubilé par l’écran, je suis devenu quelqu’un d’autre. » Ce mouvement de l’âme et du corps, on ne le doit pas au jeu de ballon mais à la performance du Maroc.

Ces propos résument-ils ce qu’est le patriotisme ? Celui-ci ne serait pas de rester soi-même mais justement de devenir quelqu’un d’autre en s’inscrivant dans les pas glorieux des siens. Mais pour faire quoi ? Ben Jelloun exclut toute rhétorique guerrière et, pris entre deux les deux rives de la Méditerranée, son cœur y fait le grand écart : « Je ne dis pas "France contre le Maroc", souligne-t-il, mais France et Maroc jouent une demi-finale. » L’écrivain bannit tout esprit de revanche. « Le Maroc a été un protectorat de 1912 à 1956. Rien à voir avec la colonisation du voisin algérien. Le Maroc n’a aucune rancune à l’égard de la France, aucune rente mémorielle » à exploiter.

Ben Jelloun glisse au passage un éloge à la présence française qui « a été plutôt légère et, grâce au maréchal Lyautey, respectueuse des valeurs de la société marocaine traditionnelle ». Et il n’omet pas de tacler les dirigeants algériens qui « ont interdit à leurs médias de citer le nom du Maroc », alors que « la population était fière, chantait et dansait dans les rues d’Alger et d’Oran ».

La rue se jouerait ainsi des divisions du sommet et ce que l’équipe du Maroc, adossée à sa monarchie, vient de réussir, c’est d’emmener le monde arabe dans son sillage. Ben Jelloun énonce une vérité : « Tout est dans le symbole. » Quel est-il ? De quoi le Maroc est-il le nom ? Il y a l’aspect sportif, certes. Pour la première fois de l’histoire du football, un pays africain, un pays arabe, s’invite dans le dernier carré. Mais cet exploit se pare d’une dimension symbolique.

« Le sport est l’espéranto des races », selon le mot de Jean Giraudoux : tout le monde en comprend le message, qu’il soit nanti ou indigent. Les Lions dans l’arène, s’ils se sont fait croquer par les Bleus, avaient tout de même terrassé de grandes puissances colonisatrices africaines, l’Espagne, le Portugal et la Belgique. Toutes les trois ont mordu la poussière du Qatar. Voilà donc un dominé devenu dominant.

Résurrection rime avec insurrection. Et Tahar Ben Jelloun, quoique franco-marocain, a toutes les raisons d’écrire de Casablanca qu’il vit au plus beau pays du monde.
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