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Malgré Emmanuel Todd, on n'en a pas fini avec l'Amérique

Par Louis Daufresne - Publié le 16/02/2024 - Photo : France, Paris le 2022-09-16. Portrait de l anthropologue, historien, essayiste, prospectiviste francais Emmanuel Todd dans son appartement. Martin Bertrand / Hans Lucas via AFP

L'Amérique est-elle finie ? À lire la Défaite de l'Occident d'Emmanuel Todd, on serait en train de passer à autre chose. Des indicateurs ne tromperaient pas, comme la mortalité infantile, statistique chérie par l'intellectuel, plus élevée aux États-Unis qu'en Russie (5,4 contre 4,4) ou le nombre d'ingénieurs produits, en pourcentage deux fois moins élevé aux États-Unis qu'en Russie.

Dans une précédente LSDJ (n°2112) nous pointions aussi, en écho à la thèse de l'anthropologue, la toxicité du modèle américain. En passant du protestantisme Wasp fondé sur l'éthique du travail à la « religion zéro », concept qu'il souligna notamment sur Radio Notre Dame, la Terre promise se transformerait en empire du mal, avec le mal en pire incarné par des idéologies du déni de la réalité comme le transgenrisme. Ce progressisme échevelé menacerait la planète. L'Oncle Sam serait comparable à « Fenrir, le grand loup de la mythologie nordico-germanique, [qui] doit un jour ouvrir sa large gueule pour avaler hommes et dieux, et amener la fin du monde », ainsi que le note Rosa Llorens sur Le Grand Soir.

Emmanuel Todd ne peut être suspecté d'antiaméricanisme, ce qui rend ses travaux d'autant plus crédibles. Dans Après l'empire (Gallimard, 2002), il prédisait déjà la « décomposition » du système américain. Aujourd'hui, les États-Unis sont toujours là. Sa prophétie tarderait-elle à se réaliser ou doit-on l'envisager comme un processus long, comme si on avait affaire à la chute de Rome ?

Dénoncer les excès de la société US est un genre littéraire installé depuis longtemps. Dans une Amérique qui fait peur (Plon, 1996) Edward Behr égrenait des témoignages qui, selon certaines critiques, « sont non seulement consternants mais aussi terrifiants pour des Européens dans la mesure où nous faisons partie du même monde occidental ».

La dérive des idées ne serait-elle pas le signe non du déclin mais de la vitalité de l'Amérique ? Les alliés que la Russie se découvre dans le conflit ukrainien suffisent-ils à démontrer que le monde n'aime plus l'Occident ?

Ceux qui contestent le suzerain yankee ne manquent pas de lyrisme, qu'il s'inspire du mythe de la société sans classes ou de la ferveur des imaginaires nationaux héritée de passés glorieux. Mais cette attitude pèse peu devant la réalité si chère au pragmatisme américain.

L'économie en est le maître mot. Certes, en 1970, le PIB US représentait un tiers du PIB mondial contre un quart aujourd'hui et, comme l'indique l'économiste David Cayla, « la Chine fait tout pour développer son autonomie commerciale » et « des alliés historiques, comme l'Égypte et l'Arabie saoudite souhaitent abandonner le dollar pour commercer entre eux ».

Néanmoins, « au deuxième trimestre 2023, les actifs libellés en dollar représentaient près de 60 % des réserves de change des banques centrales » (contre un peu plus de 70 % en 1999). « La monnaie américaine, ajoute Cayla, reste donc hégémonique dans les réserves. En comparaison, l'euro n'en représente qu'environ 20 % alors que l'UE est la première puissance commerciale mondiale. Quant au renminbi chinois sa part n'est que de 2,45 % et elle a eu plutôt tendance à décliner dans la dernière période. » L'Amérique inspire toujours confiance.

Si la désindustrialisation la frappe, « le secteur manufacturier représente un volume d'activité respectivement 3,8 et 3,3 fois plus important que celui de l'Allemagne et du Japon », note encore Cayla. Depuis 2009, le protectionnisme de Washington renoue avec « une politique industrielle plus ambitieuse ».

Mais surtout, observe-t-il, « ce qui fait la force de l'économie américaine (…) est sa capacité à maintenir un écart conséquent avec le reste du monde dans les secteurs les plus avancés ». L'oncle Sam pompe les cerveaux : « Près de la moitié des contrats postdoctoraux américains sont occupés par des étrangers [qui] représentent désormais 23,1 % dans les STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) contre 16,4 % en 2000. » L'Amérique a toujours dix ans d'avance sur les autres. Que demander de plus ?

D'autant que « les États-Unis dominent plus que jamais le secteur culturel, constate l'économiste. Les séries, les films et les franchises américaines de type Marvel se partagent les écrans, et on ne peut que constater que les stars de la musique qui ont émergé depuis le début des années 2000 (Lana Del Rey, Taylor Swift, Beyoncé, Billie Eilish …), sont la plupart du temps originaires d'outre-Atlantique. » L'universalisme US, parce que standardisé, infuse dans le reste du monde qui l'ingurgite à longueur de media. La Chine elle-même, plus différentialiste que missionnaire, ne développe pas de récit comparable. Quant à l'Inde, elle a beau produire 350 000 ingénieurs chaque année (Le Parisien), qui veut l'imiter ?

Si l'Occident est un homme malade, c'est en Europe qu'il se trouve : pourquoi le berceau de la civilisation est-il incapable d'afficher un dynamisme comparable à celui des États-Unis ?

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