Culture

Géricault et son Radeau nous médusent toujours autant

Par Louis Daufresne - Publié le 26/01/2024 - Illustration : Théodore Géricault / CC BY-SA 2.0 / Wikimedia Commons.

On ne pourra pas sauver tout le monde. Le salut des uns passe-t-il toujours par le sacrifice des autres ? Les forts éliminent-ils forcément les faibles ? Des situations extrêmes répondent que oui mais toute âme répugne à se l'avouer.

Il y a deux cents ans jour pour jour mourait à 32 ans Théodore Géricault (1791-1824). Le Radeau de La Méduse demeure son chef-d'œuvre. Réalisé en 1819, ce tableau élit domicile au Louvre cinq ans plus tard, dès 1824. Belle récompense pour son auteur, et bon calcul. Géricault a l'intuition que représenter ce drame fera parler de lui. Avant James Cameron et son Titanic, la catastrophe subjugue et pétrifie le regard à la fois. Sans trompette, Géricault soulève l'opinion.

« Le Radeau de La Méduse a une influence considérable sur les arts, dès sa première exposition », note Simon de Monicault, expert en œuvre d'art, ancien vice-président de Christie's France. Son retentissement perdure, génération après génération. Élément anecdotique ou révélateur, Le Radeau s'invite jusque dans la bande dessinée, dans Astérix légionnaire (1967), où Goscinny et Uderzo en font une copie fidèle. Voyant son bateau coulé par les invincibles Gaulois, le chef de bande des pirates malchanceux ne trouve rien d'autre à dire : « je suis médusé » !

À l'origine, Géricault est fasciné par le récit de deux des survivants de cette catastrophe maritime – un chirurgien et un géographe. Les blessés jetés à la mer par les plus valides pour épargner les quelques vivres, les rumeurs d'anthropophagie, les faux espoirs poussant la raison à la folie, ce huis clos fait surgir des entrailles de l'homme l'essence même de sa nature. La scène est projetée sur la toile de manière spectaculaire. Le Radeau de La Méduse, s'il est un esquif, a les dimensions d'un monument : près de 5 m de haut pour 7 m de large !

« Géricault s'est documenté, grâce notamment à la rivalité qui sévit entre le ministre de la police et celui de la marine : le premier décide de laisser circuler un rapport confidentiel qui révèle nombre des détails de l'événement tragique », ajoute Simon de Monicault.

La dimension politique est aussi importante. La responsabilité du commandant est indéniable. Cet ancien émigré, qui n'a pas navigué depuis des décennies, ne doit son poste qu'à l'entremise de son oncle, ami du comte d'Artois. Il va se révéler aussi incompétent que lâche. Dirigeant la frégate Méduse vers ce qui deviendra le Sénégal, il choisit un itinéraire qui la conduira à son destin, le 2 juillet 1816, au large de l'actuelle Mauritanie. Après l'échouement de la frégate, les hommes vont affronter une suite d'épreuves dont seuls quelques rescapés pourront témoigner.

« Géricault n'épargne aucun effort pour réaliser cette toile. Il décide de rencontrer deux des survivants des drames, il peint sans relâche des scènes de tempête, il fait poser son ami Delacroix … Afin que son œuvre soit la plus réaliste possible, il visite même hôpitaux et morgues pour y examiner inlassablement malades, mourants et cadavres », poursuit Simon de Monicault.

L'expert ajoute que « s'il aspire au réalisme le plus objectif et le plus brutal, Géricault prend quelques libertés pour renforcer la dimension dramatique du tableau. Il choisit de représenter plus de survivants sur le radeau qu'il n'y en avait au moment du sauvetage. Il peint la scène de l'apparition du bateau salvateur en pleine tempête, dans une mer démontée. Or le sauvetage s'est déroulé par un matin ensoleillé et une mer calme », précise Simon de Monicault.

Le musée du Louvre acquiert Le Radeau pour la somme de six mille cinq cents francs. On a beau être sous la Restauration, l'état de l'œuvre se détériore très rapidement. La peinture se craquèle et s'assombrit. Aussi le Louvre commande-t-il dans les années 1860 une copie à l'échelle afin de pouvoir la prêter pour des expositions. Ce double est conservé au musée de Picardie, à Amiens.

Le Radeau de la Méduse se prête à une multitude d'angles de lecture : historique, politique, artistique. Que ne l'utilise-t-on pour déplorer les errements de régimes honnis ! Comme ceux-ci se renouvèlent à toutes les époques, le tableau n'est pas près de sombrer dans l'océan de l'oubli.

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1 commentaire
Philippe
Le 04/02/2024 à 17:48
Merci pour cette réflexion qui dépasse le champ de l’artistique et s’étend au champ politique (rôle joué (in)volontairement par de nombreuses œuvres). Au cas d’espèce, il serait intéressant de revisiter une règle de droit maritime en vigueur depuis 2400 ans environ, appelée « règle des avaries communes ». Celle-ci a été reprise et théorisée en droit économique par Armand HATCHUEL (École des Mines). Vous en trouverez un résumé sur https://www.alternatives-economiques.fr/blanche-segrestin/une-alternative-a-taxe-carbone-solidarite-avaries-communes/00094486 et plusieurs papiers de recherche pour ceux qui souhaitent approfondir. Philippe Dewost — http://phileos.eu
Le 03/02/2024 à 10:03
Merci pour cette réflexion qui dépasse le champ de l’artistique et s’étend au champ politique (rôle joué (in)volontairement par de nombreuses œuvres). Au cas d’espèce, il serait intéressant de revisiter une règle de droit maritime en vigueur depuis 2400 ans environ, appelée « règle des avaries communes ». Celle-ci a été reprise et théorisée en droit économique par Armand HATCHUEL (École des Mines). Vous en trouverez un résumé sur https://www.alternatives-economiques.fr/blanche-segrestin/une-alternative-a-taxe-carbone-solidarite-avaries-communes/00094486 et plusieurs papiers de recherche pour ceux qui souhaitent approfondir. Philippe Dewost — http://phileos.eu
Philippe
Le 03/02/2024 à 10:01
Merci pour cette réflexion qui dépasse le champ de l’artistique et s’étend au champ politique (rôle joué (in)volontairement par de nombreuses œuvres). Au cas d’espèce, il serait intéressant de revisiter une règle de droit maritime en vigueur depuis 2400 ans environ, appelée « règle des avaries communes ». Celle-ci a été reprise et théorisée en droit économique par Armand HATCHUEL (École des Mines). Vous en trouverez un résumé sur https://www.alternatives-economiques.fr/blanche-segrestin/une-alternative-a-taxe-carbone-solidarite-avaries-communes/00094486 et plusieurs papiers de recherche pour ceux qui souhaitent approfondir. Philippe Dewost — http://phileos.eu
Le 27/01/2024 à 07:27
Intéressée par la peinture
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