Économie

L'euphorie autour des géants de la tech alimente la crainte d'une nouvelle bulle financière

Par Peter Bannister. Synthèse n°2328, Publiée le 23/11/2024 - Image : Jan Brueghel le jeune, "Allégorie de la tulipomanie" (vers 1640). Crédit photo : Wikimedia Commons
Il semble que la hausse récente des indices boursiers comme le S&P 500 aux États-Unis s'explique par l'engouement pour l'intelligence artificielle. La progression des valeurs des sept géants de la tech dépasse largement celle du reste de l'indice. S'agit-il d'une bulle spéculative ? En commençant par la « tulipomania » du XVIIe siècle aux Pays-Bas, voici un petit retour sur les risques des bulles.

Les marchés boursiers sont-ils en proie à une bulle spéculative centrée sur l'IA ? La question se pose depuis quelques mois, alors que les indices atteignent de nouveaux sommets, le dernier en date ayant suivi les élections américaines. Nous proposons ici un bref aperçu des origines historiques des bulles spéculatives, ainsi que quelques considérations actuelles qui, sans indiquer définitivement l'existence d'une nouvelle bulle, donnent néanmoins à réfléchir.

Dans une bulle spéculative, les prix des actifs augmentent sans rapport à leur valeur intrinsèque, non pas en raison de la solidité d'une entreprise ou d'une marchandise, mais de la spéculation et de la psychologie des foules. Une hausse bâtie sur le sable rend les acheteurs vulnérables face à une baisse soudaine de la confiance, déclenchant une chute rapide qui peut précipiter une récession économique plus large.

L'exemple classique est la crise des tulipes aux Pays-Bas en 1637, épisode qui pourrait nous faire rire, mais qui démontre le mécanisme des bulles spéculatives jusqu'à nos jours. Le marché hollandais des différentes variétés de tulipe, fleur très prisée des classes aisées, mais dont l'attrait était purement esthétique, a explosé entre 1634 et 1637. Un facteur majeur fut l'essor d'un marché à terme : le commerce non pas des tulipes en main, mais des contrats où l'on notait les futures caractéristiques des bulbes encore en terre. Avant leur floraison, un contrat pouvait changer de mains plusieurs fois, créant une surenchère qui atteignit des proportions absurdes, notamment parce que des Hollandais s'endettaient pour pouvoir profiter de la hausse. À son paroxysme, le prix des bulbes aurait atteint 10 000 florins – le coût de deux maisons au centre d'Amsterdam. Le 3 février 1637, la bulle prit fin quand une vente aux enchères à Haarlem ne trouva aucun acheteur. Selon les historiens, ce fait était dû à une épidémie de peste bubonique. La panique s'installa, provoquant une chute brutale des prix, et les bulbes devinrent invendables.

Beaucoup de chercheurs pensent que l'histoire de la « tulipomania » a été exagérée pour en faire une fable amusante sur l'avidité et la folie collective. Mais elle est régulièrement citée pour expliquer l'éclatement de bulles spéculatives modernes comme celles des actions des « dotcom » (entreprises internet) en 2000. La tulipomanie est aussi invoquée par les détracteurs du bitcoin (dont le gouverneur de la Banque de France), ce dernier, comme les tulipes hollandaises, n'ayant aucune valeur intrinsèque.

Les inquiétudes actuelles se concentrent sur la domination des géants technologiques, surnommés le « Mag 7 » (Magnificent 7) — Microsoft, Amazon, Meta, Apple, Alphabet, Tesla et Nvidia — au sein des indices boursiers comme le S&P 500. Le phénomène le plus remarquable est sans doute l'ascension fulgurante (folle pour certains) de Nvidia. Spécialisée dans les cartes graphiques et les puces adaptées à l'intelligence artificielle générative, l'entreprise est devenue, en juin 2024, la première capitalisation mondiale, dépassant à elle seule le poids total des sociétés du CAC 40. Cependant, cette ascension fulgurante suscite des débats. Ses partisans soulignent que ses fondamentaux sont solides et ses produits réels, mais des voix plus critiques s'interrogent sur les risques liés à l'essor du secteur technologique en général au moment où la fascination pour l'IA semble être devenu le moteur des marchés.

On s'interroge sur la durabilité de cet engouement, qui repose essentiellement sur des promesses. Si Nvidia fournit effectivement des puces (qui ne sont ni des tulipes, ni du bitcoin) aux autres géants de la tech, la valeur réelle des applications IA développées par ces derniers reste à prouver. Ce phénomène exacerbe également les déséquilibres au sein des indices comme le S&P 500. En 2023, les Mag 7 ont généré un rendement impressionnant de 107 %, contre seulement 13 % pour les 493 autres entreprises de l'indice. Cette performance fausse l'image de la santé globale du marché et crée un risque de sur-concentration : si l'un de ces mastodontes vacille, cela pourrait entraîner un krach global. Pour Nicolai Tangen, directeur du fonds souverain norvégien, cette situation représente un « risque inédit sur les marchés d'actions ». Ce danger est amplifié par l'instabilité géopolitique et la fin possible de l'ère des taux d'intérêt historiquement bas, qui avait soutenu les marchés depuis la crise financière de 2008.

Bien que beaucoup considèrent la peur d'une bulle spéculative autour de l'IA comme exagérée, plusieurs commentateurs ont noté que l'investisseur légendaire Warren Buffett (Berkshire Hathaway) vendrait massivement les actions de son portefeuille (notamment Apple, Microsoft et Alphabet), tout en accumulant d'importantes réserves de liquidités, estimées à 325 milliards de dollars. Buffett se montre sceptique à l'égard de l'IA, qu'il compare à l'avènement de la bombe atomique. Reste à voir si ses ventes dans ce secteur sont motivées par cette peur existentielle ou par celle, plus prosaïque, d'une bulle insoutenable.



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Andrew Odlyzko : "La bulle de l'IA pourrait grossir encore"
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