La dérive des frontières : la carte du monde est en passe d'être bouleversée
Le chaos géopolitique met les frontières sous pression. Le déclin de la « Pax Americana » des trente dernières années, les expansionnismes russe et chinois combinés au réveil des revendications ethniques et nationalistes vont bouleverser l'atlas mondial. La guerre en Ukraine, la tension montante autour de Taïwan et les conflits qui continuent de déchirer le Moyen-Orient ne doivent pas cacher la grosse centaine de disputes territoriales répertoriées par l'ONU selon Timothy Less et Sam Olsen pour The Critic (voir l'article en lien). Au lendemain de l'offensive russe en Ukraine, le Conseil européen a fait part de son indignation : « L'usage de la force pour changer les frontières n'a pas sa place au XXIe siècle ». Quelle naïveté ! Car depuis la fin des empires ottoman et austro-hongrois après la Première guerre mondiale, la carte du monde a été maintes fois bouleversée. Les lignes de démarcation entre les nations coïncident avec les intérêts des puissances dominantes. Et la décennie 2020 promet de fortes secousses géopolitiques.
Le « glacis » de la guerre froide est une expression trompeuse : les deux ennemis n'ont eu de cesse de démanteler les empires coloniaux européens – comme la crise de Suez en 1956 l'a démontrée. La chute de l'URSS a provoqué une nouvelle vague de bouleversements. Dans les Balkans, les Américains ont profité de leur hégémonie pour pousser les nationalismes locaux et punir les Serbes, qui dominaient l'ancienne Yougoslavie et restaient trop proches des Russes. Washington a reconnu l'indépendance de l'Ukraine et du Kosovo, tout en encourageant l'UE à s'étendre vers l'Est. Le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » si cher à Oncle Sam ne s'appliquait déjà pas à tous. Aux revendications des Serbes de Bosnie ou aux Albanais de Macédoine, on a opposé le respect des frontières et de l'intégrité territoriale. Il n'y a donc pas de morale en géopolitique : juste l'intérêt des puissants. D'ailleurs, le « Sud global » considère la carte du monde actuelle comme un héritage imposé par l'Occident et n'hésite plus à remettre en question les lignes de démarcation contraires à leurs intérêts.
La Chine a pris appui sur des traités internationaux reconnus pour annexer Macao et Hong Kong. Pékin voit la mer de Chine méridionale comme la « mare nostrum » des Romains. Elle a construit des îles artificielles pour cimenter ses prétentions face au Vietnam et aux Philippines entre autres… Et affiche sa volonté d'imposer une « réunification » à Taïwan (« Si les Américains l'ont permis à l'Allemagne, pourquoi pas nous ? »). La Russie, dès 2008, a pris le contrôle de parties de la Géorgie avant d'occuper en 2014 le Donbass ukrainien et la Crimée. On connaît la suite… Le Venezuela a rouvert un dossier vieux d'un siècle contre son voisin le Guyana : il revendique presque les trois quarts d'un pays riche en pétrole. La Royal Navy a envoyé un bâtiment de guerre en appui à son ancienne colonie. Les membres de l'OTAN ne sont pas en reste : la Turquie profite de la faiblesse occidentale pour renforcer la Chypre du Nord, qu'elle considère comme un État indépendant. Ce protectorat de fait est un atout stratégique pour Ankara car les fonds sous-marins environnants regorgent de ressources pétrolières et gazières. La petite Hongrie de Victor Orban fait pression pour les droits des minorités magyares – visant particulièrement l'Ukraine. La « poudrière des Balkans », laissée sur le bas-côté de l'UE, s'est réveillée : les Croates et les Serbes de Bosnie font entendre leur mécontentement. Grogne activement encouragée par Moscou, soutien de Belgrade dans son refus de reconnaître le Kosovo comme dans son ambition de rattacher la Republika Srpska (où les Serbes bosniaques sont majoritaires). Et qu'arrivera-t-il dans la Russie post-Poutine ? De nombreux peuples pourraient transformer la zone caucasienne jusqu'à l'Asie centrale en poudrière géante. La Russie n'a pas su (ou voulu) protéger la petite Arménie face à l'agression azérie alors qu'en Extrême-Orient, le Japon a ravivé sa revendication sur les îles Kouriles annexées par les Soviétiques en 1945. La puissance militaire montante en Europe, la Pologne, a les yeux rivés sur l'enclave de Kaliningrad. Cette base stratégique pour les Russes a été renommée l'année dernière "Krolewiec" par Varsovie… Pékin a fait de la dénonciation des traités iniques que les puissances occidentales ont imposés au XIXe siècle une priorité politique. Il en reste un… datant de 1860 et qui donnait aux Russes un territoire d'1 million de km² autour de Vladivostok. La Chine, « l'amie » de la Russie, n'a pas oublié…
La carte du monde va donc encore changer malgré les exhortations du Conseil européen. L'UE est d'ailleurs vue comme le maillon faible occidental, le « punching ball » des puissances rivales. À la veille des élections européennes, dans un contexte où l'influence de l'ONU est minée par les divisions entre blocs, la stratégie européenne est illisible : entre respect de l'intégrité territoriale et soutien aux revendications communautaires…