Les pleins pouvoirs, une dictature à la romaine
Utilisé une seule fois sous la Ve République — par Charles de Gaulle en avril 1961, au moment du putsch des généraux — cet article accorde des « pouvoirs exceptionnels » au président en exercice. Une sorte de dictature temporaire à la romaine, toujours avec le risque que ce qui était censé être provisoire s'éternise, comme c'est le cas depuis déjà trois ans en Tunisie. Avoir recours à l'article 16 est une piste que l'Élysée a officiellement démenti au JDD avoir été abordée par le chef de l'État et ses proches, tout comme une démission du président. Que faudrait-il pour pouvoir invoquer cela ? Selon le Conseil constitutionnel, il faudrait« d'une part, une menace grave et immédiate des institutions de la République, de l'indépendance de la Nation, de l'intégrité de son territoire ou de l'exécution de ses engagements internationaux. Et, d'autre part, l'interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels ». Dans ce cas, « le président de la République prend toutes les mesures exigées par les circonstances, le cas échéant, au mépris du principe de la séparation des pouvoirs. » L'expression « pleins pouvoirs » n'est donc pas exagérée, même si le Conseil constitutionnel doit être consulté sur chaque mesure prise par le Président. Il ne peut, par ailleurs, ni dissoudre l'Assemblée Nationale, ni interdire au Parlement de se réunir, ni engager une révision de la Constitution durant ce laps de temps démocratique suspendu.
Malgré la demande de certaines personnalités de gauche, l'article 16 n'a finalement pas été supprimé lors de la révision constitutionnelle de 2008. « Une magistrature exceptionnelle qui permettait à la République de désigner des consuls et de leur donner des pouvoirs ponctuels, d'une durée limitée, pour faire face à un péril particulier. À partir du siècle des Lumières, un tel pouvoir a été considéré, en s'appuyant notamment sur Machiavel, comme un "garde-fou des libertés politiques", et donc "un mal nécessaire" au sein de la démocratie. » L'état d'urgence est au fond l'héritier direct de la dictature romaine. Face à la montée historique voire à la victoire du Rassemblement National aux élections législatives, les services de renseignement craignent des désordres voire des émeutes un peu partout dans l'Hexagone. De tels débordements post-élections suffiraient-ils pour faire usage de l'article 16 ? Pour le maître de conférences Benjamin Morel, récemment interrogé sur l'antenne d'Europe 1,« le Président peut le déclencher de manière relativement discrétionnaire ». C'est à lui et lui seul « d'apprécier ces conditions. Il est un peu juge et partie en la matière. Il y a simplement des conditions formelles : il doit consulter le Premier ministre, le président du Sénat, le président de l'Assemblée et faire un message à la Nation, notamment par voie radio-télévisée. » Pendant ce temps, le Président « a la possibilité de légiférer directement, de prendre des mesures également par voie de décrets. »
Ces quasi pleins pouvoirs peuvent-ils s'exercer indéfiniment ? Suite au putsch d'Alger, le Général de Gaulle en fera usage neuf mois durant. Depuis, plus personne n'a osé ou eu besoin d'en faire usage. Mais en principe, l'article 16 prévoit d'accorder temporairement des pouvoirs exceptionnels au président de la République. Au bout de trente jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels, le président de l'Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs peuvent saisir le Conseil constitutionnel. En effet, depuis une révision constitutionnelle de 2008, le Conseil constitutionnel « contrôle la nécessité de les maintenir en vigueur ». Il doit alors examiner si les conditions exigées par la Constitution pour l'application de cet article 16 demeurent réunies. Au bout de soixante jours d'exercice et à tout moment au-delà de cette durée, le Conseil peut procéder à cet examen de plein droit. Seul hic : les avis qu'il rendra ne sont en rien contraignants, et le président de la République pourra donc continuer à se comporter tel un dictateur romain. Dans ce cas, on ne peut parvenir à le destituer que via le Parlement réuni en Haute-Cour, en vertu de l'article 68 de la Constitution, pour« manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat », ce qui ne sera sans doute pas chose aisée.