Culture

Opéra : le coup de poing de John Eliot Gardiner et la fin du « mythe du maestro » 

Par Peter Bannister - Publié le 06/09/2023 - Image : Hector Berlioz (1803-1869) par Pierre Petit (1863). Source : Wikimedia Commons

Ces derniers jours, le monde de la musique classique a été secoué par un incident violent et absurde au Festival Berlioz à La Côte-Saint-André en Isère, lieu de naissance du compositeur. Après le premier concert d'une tournée très médiatisée de l'opéra monumental Les Troyens, dans les festivals les plus prestigieux d'Europe, l'éminent chef d'orchestre anglais John Eliot Gardiner a quitté inopinément la production après avoir donné un coup de poing inexplicable à l'un de ses solistes, la jeune basse William Thomas, apparemment pour avoir quitté la scène dans le mauvais sens. Dans un premier temps, la chaleur extrême et une possible réaction adverse à un changement de son traitement pour un problème cardiaque ont été évoquées afin d'expliquer le geste violent et erratique de Gardiner, âgé de 80 ans. Cependant, lorsque la nouvelle s'est répandue au niveau international, de nombreux commentaires sont apparus émanant de musiciens professionnels qui avaient connu des comportements problématiques de Gardiner dans le passé, suggérant que sa perte de contrôle au Festival Berlioz était loin d'être un incident isolé. Gardiner a ensuite présenté ses excuses et annulé tous ses engagements pour 2023 afin de s'occuper de sa santé mentale, peut-être conscient que ses réussites artistiques incontestées risquaient désormais d'être obscurcies par une fin de carrière peu glorieuse.

Beaucoup d'encre virtuelle a coulé en lien avec la chute de Gardiner pour déplorer le « mythe du maestro », selon lequel les chefs d'orchestre seraient typiquement des individus intouchables aux pouvoirs dictatoriaux, dont le charisme excuserait les excès tyranniques. Le dérapage le plus grave d'un tel modèle a sans doute été l'impunité, pendant des années, de l'ancien directeur musical du Metropolitan Opera de New York, James Levine, alors que ses tendances pédophiles étaient bien connues. Malgré son départ en disgrâce, le modèle du maestro qu'il a incarné semble tenace. Comme me l'a fait remarquer un ami musicien qui joue fréquemment au Met ainsi qu'avec le New York Philharmonic, la réalité reste que « le chef d'orchestre est tout » aux USA. Peut-être à cause de la perception que seule une figure de proue (extrêmement bien rémunérée) pourrait attirer les mécènes et les contrats d'enregistrement lucratifs dont dépendent les orchestres.

Les faits reprochés à John Eliot Gardiner sont évidemment beaucoup moins graves que ceux qui ont provoqué la chute de James Levine, mais on pourrait dire que les déboires du chef britannique ont eux aussi découlé d'une structure de gestion trop pyramidale. Fondateur de son propre chœur et orchestre, il en était effectivement le patron absolu, redevable devant personne. La suite de la tournée des Troyens après son départ a pourtant montré qu'une autre vision du rôle du chef pourrait être en train d'émerger « des rangs ». Dirigée au pied levé par l'adjoint de Gardiner Dinis Sousa, la production a connu un grand triomphe artistique, comme j'ai pu le constater lors d'une soirée mémorable à l'Opéra Royal de Versailles, où la représentation marathon (4 demi heures de musique) a été un véritable tour de force de la part de tous les interprètes. Il a cependant été peut-être plus intéressant encore d'observer la répétition de la veille et la manière dont l'équipe artistique a abordé l'œuvre imposante de Berlioz dans un théâtre où elle venait à peine de mettre les pieds.

L'impression dominante qui s'est dégagée de la répétition était celle d'un travail d'équipe très performant, le chef d'orchestre étant avant tout un coordinateur - une tâche fort délicate devant la complexité de la partition de Berlioz. Avec bien plus de 100 interprètes sur scène et déployés à divers endroits du théâtre afin de créer des effets spatiaux, notamment dans la célèbre Chasse royale et orage, les pièges potentiels sont nombreux. On ne saurait donc trop insister sur l'exploit de Dinis Sousa en relevant les défis considérables de la situation avec un minimum de temps de répétition. Sans prétention et pourtant capable d'une direction claire et engagée, il n'a pas hésité à déléguer la baguette à d'autres musiciens afin d'écouter lui-même dans la salle - une « démocratisation du podium » indispensable pour résoudre les problèmes pratiques.

Un soliste m'a confirmé que le secret de l'efficacité de Sousa et du respect que lui accordaient visiblement l'orchestre et le chœur était surtout son approche collaborative ; interrogée après la représentation, une autre artiste a résumé l'opinion de beaucoup :

 « le « maestro » est, comme tout le monde sur scène, un collaborateur - nous avons tous le devoir d'être au service de la musique, pas de nous-mêmes ! […] Le modèle de direction par le travail en équipe est, de l'avis général, la solution la plus simple et la plus efficace pour créer de beaux spectacles où chacun peut donner le meilleur de lui-même. » 

Un message clair que les responsables culturels feraient bien d'écouter à l'avenir pour le bien de tous.

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