Euro numérique, état des lieux d'un futur qui s'écrit sans débat
Pour commencer, il faut distinguer cryptomonnaies et euro numérique. Une crypto circule sur un réseau partagé entre plateformes d'échange, entreprises privées, mineurs ou validateurs (ceux qui font tourner le réseau) et utilisateurs. Certaines sont pilotées par des sociétés (XRP par Ripple par exemple), d'autres par des communautés ouvertes (comme Bitcoin, où personne ne décide seul et où les règles n'évoluent que si une majorité l'approuve). Dans tous les cas, l'État n'a pas de contrôle direct, même si des pressions judiciaires peuvent exister. Le fonctionnement ne change que si les acteurs du réseau l'acceptent collectivement. La traçabilité est quasi totale, car chaque action ajoute un « bloc » à une chaîne de données (ce qui donne un registre appelé « blockchain »). Une fois acquise, la crypto peut être stockée dans un coffre-fort numérique (type clef Ledger, licorne française cofondée par Éric Larchevêque), et personne n'y accède, hormis l'utilisateur. L'euro numérique (EN), lui, sera créé et géré par la Banque Centrale européenne (BCE). C'est une monnaie étatique, pensée pour s'intégrer au système bancaire et, à terme, remplacer l'argent physique. Contrairement aux cryptos, il serait programmable : plafonds, restrictions d'usage, conditions, suspension, expiration, traçabilité intégrale… un outil potentiellement contrôlable de A à Z. Combiné à l'identité numérique, il ouvre la voie à un niveau de contrôle inédit. Une CB dépend d'une banque et l'argent peut devenir cash (on peut s'émanciper du système). L'euro numérique signifie : plus d'intermédiaire ni de sortie physique, et un contrôle direct et central.
Les premières traces officielles d'EN apparaissent en 2019, puis en 2020 avec ce rapport de la BCE. Depuis, le projet avance loin du débat public. Comme pour l'identité numérique, il concerne plus de 450 millions de personnes, renforce la centralisation européenne avec tout ce que cela implique potentiellement (conflits d'intérêts, lobbying, porosité public-privé, pouvoir oligarchique, etc.) et pourtant, personne n'en parle réellement. Ce silence donne une impression de normalité, d'inéluctable. De nombreux travaux sociologiques et psychologiques éclairent ce phénomène. Le concept de normalisation de Foucault montre comment un changement finit par sembler naturel et normal en étant présenté comme évident. La « spirale du silence » explique que l'absence de débat et d'exposition décourage la contestation, chacun craignant l'isolement (surtout quand l'étiquette « complotiste » est vite collée). Plus connue, la « fabrication du consentement » de Chomsky montre qu'un projet devient acceptable lorsqu'on le fragmente sans jamais en révéler la globalité (ici l'architecture de contrôle). L'ensemble crée une acceptation progressive, quasi automatique. Tout cela est à l'œuvre ici. De plus, l'information existe, tout est publié, mais noyé dans des documents officiels que – soyons honnêtes – presque personne ne lit, ou dans des podcasts produits par la BCE elle-même (12k écoutes à ce jour et uniquement en anglais), avec des « experts » choisis par la BCE (dont Evelien Witlox, experte mais aussi chef du projet) et des membres de la BCE. Une communication en circuit apparemment fermé et sans aucun contradicteur.
Pour mesurer l'avancement, il suffit de lire une lettre du 30 octobre 2025 de Piero Cipollone, membre du directoire de la BCE, adressée à Aurore Lalucq (eurodéputée française, coprésidente de Place Publique avec Raphaël Glucksmann et présidente de la commission des affaires économiques et monétaires, en charge de l'EN). Le document, qui a pour objet « L'Eurosystème passe à la phase suivante du projet d'euro numérique », annonce que la BCE entre dans « la phase préparatoire » après trois années de travaux. L'exploration dès 2020, l'investigation de 2021 à 2023, puis la conception technique et organisationnelle des éléments nécessaires au futur EN. Cipollone rappelle que l'architecture générale est définie, que des prototypes fonctionnels ont été testés, validés et que les partenaires appelés à opérer l'EN ont été sélectionnés. On rappelle que l'UE a de son côté « fait place nette » par le règlement MiCA (Market in Crypto Assets), qui encadre strictement l'écosystème crypto, neutralisant les monnaies privées susceptibles de concurrencer l'EN et recentrant le contrôle monétaire entre les mains des institutions publiques.
La BCE indique qu'elle travaille déjà sur les règles d'usage, la distribution par les banques, les dispositifs antifraude (argument majeur de promotion), les limites de détention, les paramètres de programmabilité et même les scénarios de sortie du cash. Il n'est jamais écrit que l'EN sera restreint ou orienté, mais les documents décrivent tous les outils permettant de le faire. La possibilité est explicite, l'intention ne l'est jamais (à part pour protéger les « citoyens vulnérables » et lutter contre la fraude). Cette possibilité interroge d'autant plus qu'elle s'inscrit dans un paysage marqué par la censure, l'arbitraire, les sanctions idéologiques et des mécanismes de contrôle visant plateformes, médias et citoyens. Un passage éclairant concerne le calendrier, Cipollone écrit que, « SI » le règlement sur l'EN est adopté en 2026, un pilote démarrerait mi-2027 avant une première émission en 2029. Le conditionnel semble formel, puisque la suite détaille les étapes post-vote, laissant entendre que le processus avance indépendamment d'un vrai débat politique, qu'il dit pourtant respecter. Juridiquement, la BCE ne peut pas lancer l'EN sans loi, mais peut tout préparer avant. Le projet est ainsi quasi finalisé avant même le vote censé l'autoriser (courant 2026 donc). Un projet d'une telle envergure peut ainsi être conçu presque entièrement sans débat public ni base légale définitive, grâce à une « phase préparatoire » qui permet tout sauf l'activation finale. Le vote apparaît alors comme une formalité, ce qui questionne sur le plan démocratique.
L'identité numérique, pourtant très liée (chapitre « synergie » de ce document, par exemple), n'est jamais évoquée. Chaque dispositif est présenté isolément, toujours sous un angle vertueux. Le Media Freedom Act garantirait la liberté journalistique, alors que, comme nous l'avons montré, il permet surtout l'inverse. La loi ChatControl que nous avions présentée, ralentie un temps, revient déjà sous une version à peine retouchée, preuve qu'aucune mesure structurelle n'est jamais abandonnée. Dans ce contexte, imaginer que l'EN, déjà très avancé, puisse être laissé de côté paraît naïf. Le calendrier donné est donc apparemment fiable. Pris séparément, tout peut paraître légitime et certains aspects semblent positifs. Mais ces dispositifs offrent à un petit nombre un pouvoir inédit. Une centralisation d'une telle ampleur pourrait finir par faire basculer l'Europe vers un modèle autoritaire comparable à celui de la Chine… Pour finir, l'idée que l'on serait isolé sans Monnaie numérique de Banque Centrale est fausse, beaucoup d'États n'en ont pas ou les refusent (les USA ont adopté une loi contre : le CBDC Anti-Surveillance State Act.). Les versions « numériques » les plus utilisées sont des stablecoins privés (jetons qui répliquent la valeur d'une monnaie classique pour utiliser l'infrastructure crypto sans ses inconvénients). Une Monnaie numérique de Banque Centrale sert avant tout à contrôler un territoire et ses citoyens, pas à rayonner à l'international.
- Les cryptos sont privées, décentralisées et stockables par l'utilisateur seul, personne n'y accède sans lui. L'euro numérique, lui, est créé et géré par la BCE, c'est une monnaie programmable, potentiellement contrôlable de A à Z.
- Lancé depuis des années, le projet avance loin du débat public. Tout est publié, mais dans des documents institutionnels quasi jamais lus, ou par une communication en circuit fermé contrôlée par la BCE, sans contradicteur.
- Prototypes validés, partenaires choisis, règles d'usage esquissées, programmabilité étudiée, calendrier prévu… Tout est prêt avant le vote de 2026 devant statuer sur son autorisation. Ce qui questionne sur le processus démocratique.
- Chaque dispositif est présenté isolément, mais l'ensemble (euro numérique, identité numérique, réglementation des contenus, dispositifs de sanction…) converge vers un système centralisé offrant un pouvoir inédit sur les citoyens.