Russiagate : le scoop douteux du Guardian
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Russiagate : le scoop douteux du Guardian

Par Louis Daufresne - Publié le 16/07/2021
Les paranos du net n’ont pas le monopole du complotisme. Cette maladie de l’info touche aussi les media dominants dits mainstream. Leur professionnalisme devrait les vacciner contre toute démarche aguicheuse et sulfureuse. Pourquoi ne pas publier que des nouvelles vérifiées ? Pourquoi ne pas exclure l’usage paresseux et tendancieux du conditionnel ?

Le journal britannique The Guardian, dont le site est l'un des plus lus de la planète, vient de livrer un « scoop » qui s’ajoute sur la pile du Russiagate. Le Monde s’en fait l’écho.

L’article commence ainsi : « Vladimir Poutine aurait lui-même ordonné l’opération visant à faire élire Donald Trump, si on en croit The Guardian. » Le conditionnel « aurait » joint à la tournure « si on en croit » suffit à jeter la suspicion sur tout ce qui suit.

The Guardian parle de documents classés « qui auraient fuité ». Le journal publie un fac-similé en cyrillique qui est censé prouver que Vladimir Poutine enjoignit ses services d’espionnage à utiliser « toute la force possible » pour faire élire Donald Trump en 2016. La décision est même datée au 22 janvier, au cours d’une réunion du conseil national de sécurité russe dont l’ordre du jour était notamment consacré à… la Moldavie.

Le reste du papier aligne les spéculations comme on enfile des perles : « Le décret "semble" signé de Vladimir Poutine, indique The Guardian. Les documents "sont estimés être" issus de fuites au Kremlin. Et ils apportent une "apparente confirmation" que les services russes possèdent des éléments compromettants, obtenus lors de visites précédentes de Donald Trump à Moscou – un élément hautement controversé sur lequel la lumière n’a jamais été faite. Le document russe fait référence à "certains événements", référencés, est-il écrit, à l’annexe 5. Malheureusement, l’annexe en question manque justement dans le document fuité au Guardian. »

Dans l’article du Monde, ce paragraphe est surmonté de l’intertitre suivant : « une "opération de désinformation" ». Mise ainsi en exergue, cette qualification trouble l’œil du lecteur : le journal désigne-t-il le « scoop » du Guardian ou la « décision » du Kremlin d’interférer dans l’élection US ? Il faut aller plus bas dans l’article pour s’apercevoir que l’expression est prélevée dans la bouche de Chris Krebs : « C’est beaucoup trop pratique et ça empeste l’opération de désinformation », dit l’ancien directeur national américain de l'agence de cybersécurité, pourtant limogé par Donald Trump pour avoir contesté les fraudes massives en 2020. « Pour une fuite de cette importance, nous avons besoin de quelques détails » sur sa provenance, renchérit le chercheur Thomas Rid, « l’un des premiers à avoir alerté contre une attaque russe lors de l’élection de 2016 », note Le Monde. 

Pourquoi publier une info de cette nature si elle n'est pas en béton ? On peut avancer deux raisons :

D’abord le fac-similé en cyrillique décrit Donald Trump comme un « individu impulsif, mentalement instable et déséquilibré, souffrant d’un complexe d’infériorité ». Or, l’ancien président US compte encore jouer un rôle politique même si on ne sait pas bien lequel. Le faire toujours passer pour une « marionnette » dans les mains de Moscou n'est pas pour déplaire à ses rivaux.

Ensuite, le Kremlin est accusé d’avoir implanté des « virus médiatiques » afin de manipuler l’opinion US. Ce réflexe très maccarthyste est l'un des visages du complotisme. Ce que vit l’Amérique, ce qu'elle inflige à son débat public, certains veulent y voir des intrigues étrangères, celles d'un pays aux mœurs plus claniques que démocratiques.

Dans le rapport du procureur spécial Robert Mueller (avril 2019), on apprenait que le 9 juin 2016, l’entourage de Donald Trump avait bien rencontré des Russes pour « recevoir des informations (…) qui pourrait [l’]aider dans son entreprise électorale ». Mais Moscou « n’avait pas fourni de telles informations », écrivait l’ancien directeur du FBI.

Le Kremlin parle de ce « scoop » comme d’un « mauvais roman » (a great pulp fiction) mais faut-il le croire sur parole ? Assurément non. Luke Harding, l'un des auteurs du « scoop », était correspondant à Moscou. Toute sa carrière de journaliste se nourrit d’affaires d'agent secret comme l’empoisonnement d'Alexandre Litvinenko en 2006. Le Royaume-Uni avait conclu à la responsabilité du Kremlin.

La peur de l'ogre soviétique fédérait l'Occident. Un vrai James Bond lui manque aujourd'hui, lorsque quatre skieurs du KGB le pourchassaient en vain sur les pentes de Saint-Moritz.

Coïncidence : le jour où le Guardian sortait son « scoop », l’histoire de l’ex-agent russe tué au Polonium 210 était interprétée pour la première fois par un opéra londonien. Amour, tragédie, trahison, son histoire « avait tous les ingrédients pour faire un opéra », confie Anthony Bolton.

Le compositeur britannique ne dit pas si son orchestre est rouge. 
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