Quand Stanley Milgram mesurait notre degré de soumission à l'autorité
Sciences

Quand Stanley Milgram mesurait notre degré de soumission à l'autorité

Par Louis Daufresne - Publié le 10/12/2021
L’Italie impose à présent un « super passe sanitaire », sésame réservé aux personnes vaccinées ou ayant déjà été infectées par le Covid-19. Depuis le début de la crise, ce genre de mesure est diversement analysé. Pour les uns, les « décideurs » cherchent à instaurer un régime post-démocratique, liberticide, discriminatoire, inspiré du crédit social chinois. Pour les autres, les gouvernants responsables prennent des mesures d’urgence destinées à protéger les populations et à faire face à une situation exceptionnelle.

Les premiers récusent l’autorité, les seconds lui font confiance.

S’insurger contre des mesures protectrices a quelque chose d’irrationnel. C’est comme si en temps de guerre, on dénonçait les tickets de rationnement. Cette attitude est-elle néanmoins répréhensible ? Le statut de citoyen va-t-il dépendre d’un QR code ? On voit bien l’opinion se diviser en deux camps, les soumis et les récalcitrants, les peureux et les dangereux. Pendant des années, la lutte contre l’exclusion fut une priorité morale. Et voilà que l’exclusion s’impose sous le commandement du « prenez soin de vous ». Notre rapport à l’autorité s’en trouve questionné.

Comment y répondre ?

En 1963, une expérience marqua les esprits. On la doit au psychologue Stanley Milgram (1933-1980), professeur à Yale. Son nom passa dans la culture populaire à travers le cinéma et la télévision, avec le film I comme Icare d’Henri Verneuil (1979) et le documentaire Le Jeu de la mort de Christophe Nick (2009).

On en connaît le principe : un élève, assis sur une chaise électrique, doit mémoriser une liste de mots et les répéter. Un enseignant chargé de vérifier les réponses les lui dicte. Chaque fois que l’élève se trompe, l’enseignant doit le punir. Comment ? En lui envoyant une décharge dont il peut augmenter l’intensité jusqu’à la mort (450 volts). L’enseignant le sait et entend l’élève souffrir. Il agit sous les ordres d’un expérimentateur en blouse blanche. Cette figure d’autorité l’encourage à toujours aller plus loin. Bien sûr, seul l’enseignant ne joue pas la comédie. Il pense être l’acteur de l’expérience, alors qu’il en est le sujet. En trois ans, au fil d’une vingtaine de protocoles, Milgram observe quelque 700 personnes. Toutes avaient répondu à une annonce invitant à participer à une expérience sur la mémorisation.

Un an après l’exécution d’Adolf Eichmann en Israël, le psychologue voulait comprendre la « banalité du mal », le concept développé par Hannah Arendt : comment des hommes ordinaires avaient-ils pu contribuer sciemment à un programme d’extermination ? L’expérience de Milgram montre que les deux tiers des enseignants administrent une dose mortelle à leur élève ! Certes, à partir de 150 volts, ils renâclent mais continuent à obéir dès lors que l’expérimentateur les y invite, chaque fois de manière plus impérative. Quand la blouse blanche ne se manifeste pas, un enseignant sur cinq appuie encore sur le bouton, et ce jusqu’au bout !

De cette expérience on tire plusieurs leçons :

- dans tous les cas (excepté une frange sadique de 2%, ce qui n’est pas nul), les enseignants sont persuadés de faire le bien, de servir le progrès scientifique incarné par le prestige du professeur et de l’université Yale. Le discours de légitimation emporte le libre-arbitre ;

- l’expérience met les enseignants en état de dissonance cognitive puisque l’acte qu’ils posent dit le contraire de l’émotion qu’ils reçoivent. Ce malaise dissuade un tiers des sujets de continuer. Ceux-ci font primer leur humanité. Les deux tiers surmontent ce malaise en se déresponsabilisant, sur le mode : « je ne valide pas ce que je fais mais je le fais au nom de la science », laquelle fonctionne comme une idéologie. Ici, il n’y a pas de différence entre l’uniforme SS et la blouse blanche ;

- les enseignants les plus consciencieux sont ceux qui obéissent le plus. L’éducation est ici interrogée. Quand la parole du père, de la mère ou du maître n’est jamais remise en question, le risque de soumission à l’idéologie est d’autant plus grand. Milgram montre que l’obéissance héritée de la famille ou de l’école ne suffit pas. Il faut lui ajouter un récit, une idéologie, derrière laquelle notre libre-arbitre va s’abriter pour nous ôter tout sentiment de culpabilité.

On comprend pourquoi depuis les années soixante l’autorité est de toutes parts combattue. Les peuples traumatisés la perçoivent comme dangereuse. La bombe nucléaire offre un tel pouvoir de destruction que la société ne doit absolument plus retrouver une cohérence propice à un récit guerrier. Il faut faire émerger des contre-pouvoirs, pour conjurer les folies des appareils d’États.

Ce qui intrigue, c'est que soixante plus tard, la soumission à l'autorité fonctionne toujours à plein, malgré la révolution libérale-libertaire et l'émancipation individualiste. C'est ce qu'illustre la logique du passe.

L'expérience de Milgram montre que les hommes sont toujours plus disposés à se soumettre qu'à résister. Et pour peu que nous le fassions au nom du bien, nous sommes alors capables de tout accepter, même le mal absolu.
La sélection
Quand Stanley Milgram mesurait notre degré de soumission à l'autorité
Mesurer notre degré de soumission à l’autorité
Radio Notre Dame
S'abonner gratuitement
Ajoutez votre commentaire
Valider
Pourquoi s'abonner à LSDJ ?

Vous êtes submergé d'informations ? Pas forcément utiles ? Pas le temps de tout suivre ?

Nous vous proposons une sélection pour aller plus loin, pour gagner du temps, pour ne rien rater.

Sélectionner et synthétiser sont les seules réponses adaptées ! Stabilo
Je m'abonne gratuitement
LES DERNIÈRES SÉLECTIONS