Quand la Pologne
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Quand la Pologne "braque" une banque suisse !

Par Louis Daufresne - Publié le 22/01/2020
Dans une précédente LSDJ (n°771 du 24 juillet 2019), nous parlions du « nouveau partage de la Pologne », théâtre d’une bataille, y compris territoriale, entre promoteurs de l’idéologie LGBT et défenseurs de l’identité catholique. Depuis son adhésion à l’UE, le pouvoir polonais tente de marier les contraires à son avantage : il prend les subventions communautaires, ne transige en rien sur la protection militaire américaine mais rejette les nouvelles mœurs venues des États-Unis et promues par Bruxelles comme une sorte de principe non-négociable de la vie à 27. Cette tension permanente fait de la Pologne un laboratoire de la lutte entre conservatisme et progressisme.

Laboratoire, le mot est choisi à dessein.

Car le conservatisme est-il compatible avec toutes les formes de conservation ? La Pologne vient de devenir la première puissance européenne dans un domaine qui fleure avec les questions éthiques les plus sensibles, celui de la conservation des cellules souches et de leur exploitation à des fins privées. Soyons d’emblée honnête : on parle ici des cellules souches ombilicales présentes dans le sang puisé sur le cordon des nouveau-nés. Prélevées à l'accouchement, celles-ci peuvent aider à guérir des maladies graves comme les leucémies, les lymphomes et les myélomes, des maladies génétiques et des déficits du système immunitaire. Que l’on soit bien d’accord : on ne parle pas de cellules souches embryonnaires dont le potentiel est encore plus important mais dont l’utilisation soulèverait des questions éthiques considérables dans un pays connu pour sa législation restrictive sur l’avortement.

Malgré tout, qui eût prédit que la Pologne deviendrait une référence en matière de cellules souches, et que la banque de sang ombilical PBKM/FamiCord s’adjugerait sur ce marché colossal la 5e place dans le monde, selon ses dirigeants, après deux établissements américains, un chinois et un basé à Singapour ? Comment la Pologne put-elle accéder à un tel rang ? Par un détour qui met en exergue une autre question-clé de nos temps modernes : la protection des données.

Au départ, tout se joue au niveau de la société suisse Cryo-Save, dirigée par l’homme d’affaires français Frédéric Amar. Début 2019, sa société fait faillite. Une issue curieuse quand on sait que depuis la première greffe de sang de cordon réalisée en France en 1988, le secteur fait vendre de l’espoir et qu’il attire aujourd’hui pléthore de capital-risqueurs. Qui n’a pas envie de vivre jusqu’à 150 ans ? Quand Cryo-Save dépose le bilan, le scandale est énorme chez nos voisins helvètes. Sa direction est mise en cause pour sa mauvaise gestion. Et une interrogation surgit illico : qu’adviendra-t-il des poches de sang ? Le Temps part alors en Pologne sur la trace des échantillons de cellules souches confiés à Cryo-Save par plus de 250000 familles à travers l’Europe. « Une enquête, écrit le media suisse, au cœur d’intérêts financiers colossaux mêlant les leaders du secteur, les autorités sanitaires suisses et de lointains investisseurs dubaïotes ». Cryo-Save dispose alors d’une quinzaine de laboratoires en Europe. Ce que le public ne sait pas, c’est que la société suisse est liée à son alter ego polonais par un système de réassurance, un accord dit de « back-up ». Quand la faillite survient, la banque de sang est vouée à déménager à l’est. Plongées dans les vapeurs d'azote liquide à -175 °C, les centaines de milliers de cellules souches dormant dans des tonneaux d'acier atterrissent dans la banlieue de Varsovie. « Au total, ajoute Le Temps, ce sont plus de 630 000 unités de sang de cordon – certaines familles possédant jusqu’à huit sous-unités par enfant – qui sont stockées ici sous un monitorage constant de leur température ». D’autres containers de Cryo-Save se trouvent aux Pays-Bas et au Portugal. Le « rapatriement » en Pologne, même à des fins d’inventaire, était-il inéluctable ? Les autorités polonaises favorisèrent-elles cette captation ? C’est un sujet d’enquête en soi.

En tout cas, PBKM/FamiCord semble plus doué commercialement que Cryo-Save, comme le révèle une autre enquête, celle que vient de mener pendant deux mois le chef du bureau de l’AFP à Varsovie, Michel Viatteau : au lieu de faire payer à ses clients des droits d’entrée de 2500 euros, les Polonais demandent aux familles de « verser d'abord près de 600 euros puis de payer un abonnement de 120 euros par an pour la préservation des cellules pendant une vingtaine d'années ». La marque FamiCord détient quelque 35 % de parts du marché européen (ressources de Cryo-Save non comprises).

Michel Viatteau cite le cas de Teresa Przeborowska, mère du jeune Michal, 9 ans aujourd'hui. « À cinq ans, on diagnostique chez son fils la leucémie lymphoblastique. Une greffe de moelle est nécessaire. Le donneur le plus compatible est son autre enfant, Magdalena, cadette du petit malade. Justement, à sa naissance, ses parents avaient déposé une poche de sang ombilical à la PBKM. Pas assez pour Michal mais suffisamment pour compléter le prélèvement de moelle osseuse ». Aujourd’hui, « Michal est un garçon en pleine forme », dit sa mère. Les cellules souches permettent de régénérer des tissus abîmés par le temps : en neutralisant le système immunitaire, on peut injecter et piloter des cellules qui vont, par exemple, réparer un foie défectueux. Soumettre cette possibilité intrafamiliale à une transaction marchande est déjà une question éthique d’envergure. La Pologne ne se la pose pas, comme la plupart des pays de l’UE. Car ce qui est possible là-bas à titre privé ne l’est pas dans la très progressiste Belgique ni en France où le Sénat examine en ce moment le projet de loi dit de bioéthique. Faut-il toujours interdire le stockage du sang ombilical à des fins personnelles ? Le réseau de scientifiques EuroStemCell met en garde contre les banques de sang privées qui vendent du rêve et « font de la publicité auprès des parents pour qu'ils paient pour congeler le sang de cordon de leur enfant ». Cité par Michel Viatteau, le réseau affirme « qu'il est hautement improbable que ce sang soit jamais utilisé (...) car cela reviendrait à réintroduire la même maladie ». Aujourd’hui, une poche sur mille est utilisée. Oui mais demain ?
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