Les très riches heures des cheikhs : un « printemps arabe » inattendu
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Les très riches heures des cheikhs : un « printemps arabe » inattendu

Par Ludovic Lavaucelle - Publié le 12/06/2023 - Illustration : Shutterstock
« Dans l’ombre chaude de l’Islam » et loin des regards focalisés sur l’Ukraine et la Chine, la péninsule arabique se réveille. La vitesse des changements en cours en Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis (É.A.U) annonce un bouleversement géopolitique. Et pas seulement, laisse entendre l’enquête du magazine juif américain Tablet (voir l’article en lien) : alors que la terre d’origine de l’Islam connaît une certaine libéralisation, c’est l’avenir du libéralisme qui est concerné.

Avec la fin de l’épidémie du Covid, la région du Golfe profite d’un boom économique. L’Arabie Saoudite, première puissance régionale, affiche la plus rapide croissance de PIB en 2022 parmi les pays riches, selon le FMI. Les É.A.U. ne sont pas en reste avec un PIB en hausse de 7.6% en 2022 et le Qatar à 4.8%... Le besoin d’énergie dans un contexte de forte demande et de restrictions contre la Russie n’explique pas tout. Les É.A.U. ont attiré en 2022 des fortunes du monde entier plus que n’importe quel autre pays : 4000 millionnaires en un an sur un total de 92 600 qui alimentent l’économie locale. Banquiers européens, fonds d’investissement américains, oligarques russes et entrepreneurs israéliens : Dubaï les attire tous !

Les jeunes autocrates arabes ont fermé l’ère de l’indolence, pendant laquelle leurs pères se contentaient d’engranger les bénéfices de l’or noir sous l’aile protectrice de l’aigle américain. Le prince Mohamed bin Salman (MBS) en Arabie Saoudite, et le Président émirati, le Sheikh Mohamed bin Zayed Al Nahyan ont d’autres ambitions – détachées du pétrole. L’Arabie Saoudite veut devenir une grande destination touristique avec une flopée de projets pharaoniques. Les É.A.U, avec Dubaï attirant déjà de nombreux touristes, veulent devenir une Singapour arabe. Sur le plan diplomatique, des revirements extraordinaires ont eu lieu : MBS a humilié Joe Biden en refusant de suivre ses injonctions d’augmenter la production d’or noir. Et l’Arabie Saoudite s’est rapprochée de l’Iran chiite par l’entremise de la Chine, tout en maintenant des relations constantes avec Israël et en commerçant avec les Russes...

Sur le plan sociétal, on observe une libéralisation marquée. Les É.A.U. ont coupé les taxes sur l’alcool, permis à des couples non mariés de vivre ensemble, et encouragent les résidents étrangers à prolonger leur séjour. Il paraît que les casinos y seront bientôt autorisés. La conservatrice Arabie Saoudite suit un chemin analogue. Depuis 2016, les femmes ont obtenu le droit de conduire, ne sont plus obligées de porter le hijab ni de dépendre d’un homme pour tous leurs mouvements. Les cinémas ne sont plus « haram » depuis 2018. La théocratie saoudienne est bridée, la frange la plus conservatrice étant contrôlée d’une main de fer par MBS.

Les conséquences à long terme sont difficiles à prévoir. Mais cette « perestroïka » en terre d’Islam pourrait s’avérer un bouleversement aussi important pour l’Occident que le « réveil de la Chine ». 40% des Saoudiens ont moins de 25 ans. Ils accueillent avec bonheur ces changements. Même la polygamie semble passer de mode… Le pari est risqué : une libéralisation « forcée » aussi rapide peut engendrer un écroulement du régime comme jadis en Iran. Mais force est de constater que les Saoudiens ont accepté ces bouleversements. Mieux : les jeunes Saoudiens trouvent une nouvelle fierté à brandir leur drapeau.

Certes, ces pays ne sont pas près de devenir des démocraties à l’occidentale. Ce sont des régimes autoritaires qui ne permettent aucune contestation politique – et qui ont vite adopté le contrôle de la place publique qu’offrent les nouvelles technologies à la mode chinoise. L’application saoudienne Tawakalna regroupant toutes les données personnelles des citoyens a été adoptée sans résistance. On note cette tendance à accepter d’abandonner des libertés fondamentales en échange de la sécurité – et de la prospérité. C’est le cas dans le régime totalitaire chinois que les Occidentaux n’ont pas hésité à copier pendant l’épisode du Covid…

La spécificité du nouveau « modèle arabe » est là : à mi-chemin entre les post-démocraties occidentales et le totalitarisme chinois. Les jeunes Saoudiens revenant de Harvard ou MIT en témoignent : personne à Riyadh ne prétend vivre dans une démocratie. MBS n’essaie pas de passer pour un gentil démocrate. S’il exerce un pouvoir de fer sur l’espace public, les Saoudiens sont libres derrières leurs portes closes. Beaucoup ont été choqués de la censure imposée dans les universités américaines ultra-progressistes. Ils voient dans les pays occidentaux des sociétés dysfonctionnelles où le pouvoir est un théâtre : l’économie est vacillante tout comme l’ordre public. Les dirigeants sont élus mais les médias sous dépendance disent pour qui voter… La préférence des jeunes Saoudiens est claire.

Ce modèle est-il durable ? Le libéralisme social peut-il exister dans une culture musulmane après avoir dévoré ses piliers chrétiens ? Si la péninsule arabe s’ouvre, les petits Saoudiens ne sont pas près d’être forcés à une « transition de genre » par des parents à cheveux bleus…
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