Iran, KO et chaos
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Iran, KO et chaos

Par Louis Daufresne - Publié le 03/01/2020
Connaissez-vous l’Iran ? La question mérite d’être posée. Figurez-vous qu’en 1990, quand les États-Unis déclenchèrent la première guerre du Golfe, une majorité d’Américains confondait l’Irak et l’Iran, ne sachant pas distinguer les mollahs barbus de Saddam le moustachu… En France, il n’y a pas de quoi crier cocorico. Malgré l’invention de Google Earth en 2005, le regard géographique recule au fil des ans, y compris en école de journalisme. Or la géographie n’est rien d’autre qu’un marqueur de la curiosité. C’est de l’histoire cristallisée, et donc de l’humain. Car tout territoire se définit par les hommes qui l’occupent.

Quand les media nous apprennent que le général iranien Ghassem Soleimani est mort à Bagdad dans une attaque de drone US, quel intérêt cette information peut-elle revêtir aux yeux de l’Occidental moyen ? Déjà, un Iranien mort en Irak, c’est source d’embrouille… On peut user de comparaisons : s’il n’eût été transformé en chaleur et lumière, Soleimani serait peut-être devenu le Napoléon perse. Malgré son absence d’ambition électorale, son aura était considérable dans toutes les couches de la population. D’autres grandes figures peuvent servir à le situer, plus régionales comme celle d’Ariel Sharon, général emblématique des grandes batailles d’Israël mais qui, à la différence de Soleimani, eut un destin politique. Le comparer à un Israélien ne lui aurait pas fait plaisir. Car si les Américains n’en sont pas à leur première attaque de drone, le Mossad est connu pour ses opérations ciblées très efficaces. Entre 2010 à 2012, on le soupçonne d’avoir liquidé quatre scientifiques nucléaires iraniens dans des conditions dignes d’un James Bond. L’un d’eux périt ainsi dans l'explosion d'une bombe magnétique placée par un motard sur la portière de sa voiture ! En fait, ni les États-Unis ni Israël n’ont intérêt à voir émerger des personnalités charismatiques capables de faire évoluer positivement le régime iranien. Le chaos les arrange. Ainsi va la politique. L’Iran doit rester dans « l’axe du mal » qu’avait tracé George W. Bush en 2002, alors qu’historiquement, les relations entre Israël et l’Iran étaient plutôt bonnes. En 1948, l’État de Ben Gourion s’appuyait sur cette nation non-arabe où vivait une importante communauté juive.

Aujourd’hui, l’Iran n’est pas seulement étouffé par les sanctions mais suffoque sous une image calamiteuse : l’Occidental est saisi d’effroi devant des mises en scènes illisibles telles que le rituel chiite d’auto-flagellation de la fête d’Achoura. Quant au fantôme de l’ayatollah Khomeiny, il couvre encore cette nation de haute civilisation du linceul de la régression. Une étudiante iranienne me confiait que les Gardiens de la révolution (Pasdarans) l’avaient arrêtée dans la rue et qu’un de leurs agents avait voulu la « démaquiller » avec une lame de rasoir cachée dans sa paume… Des livres comme Jamais sans ma fille, portés au cinéma américain par Brian Gilbert (1991), font de l’Iran un pays de cauchemar, exactement comme Midnight Express d’Alan Parker (1978) abîme encore l’image de la Turquie. Contrairement au Qatar qui se met à jouer au foot, la Perse à l’histoire multiséculaire ne sait pas faire la danse du ventre médiatique. Au contraire, c’est à Téhéran qu’on théorise la contre-mondialisation, comme si cette posture pouvait séduire touristes et investisseurs occidentaux !

Comment le régime iranien va-t-il répondre à l’assassinat du général Soleimani ? Bien que sa mort cimente encore plus la population autour du martyr, dimension exaltée par le chiisme, l’Iran n’a aucun intérêt à recourir au terrorisme aveugle, marque de fabrique du sunnisme honni. On peut présumer qu’il réfléchisse à une riposte équivalente, c’est-à-dire à l’élimination d’une personnalité américaine ou israélienne, un diplomate par exemple. Quant aux États-Unis, malgré leur superpuissance, cette histoire révèle plutôt une forme d’enlisement. L’assassinat de Soleimani s’inscrit à la suite d’une série d’attaques réciproques survenues sur le territoire irakien où le général jouait le rôle de proconsul chiite. Ce n’est qu’un énième feuilleton du match Washington/Téhéran. Le premier épisode ne date pas d’hier. Il commença en 1980 par la crise des otages de l’ambassade américaine à Téhéran qui coûta la Maison Blanche à Jimmy Carter. Bref, ce match diplomatico-guerrier est à la politique internationale ce que le feuilleton Dallas fut à la télévision : il y a toujours des épisodes et on n’en voit jamais le bout.

En fait, sur ce dossier du Proche-Orient, Donald Trump laisse la main à son gendre Jared Kushner qui fait mumuse pour continuer d’imposer une politique néoconservatrice, malgré les succès de la Russie et les revers subis par les alliés US comme l’Arabie saoudite au Yémen. Le président américain n’ayant le soutien ni des media, ni de la finance, ni du corps diplomatique, il donne des gages à ce qui ne prête pas à conséquences sur sa réélection. Seuls les petits blancs du Michigan l’intéressent. En plus, avec le gaz de schiste, les États-Unis n’ont plus besoin des monarchies bédouines pour leur approvisionnement énergétique. Leur seul intérêt désormais ? Empêcher que la Chine ne ressuscite sa route de la soie maritime et ne prenne pied à leur place dans le golfe persique. Le chaos peut permettre d’y parvenir. Il donne aussi un alibi à la présence de la VIe flotte.
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Le général Ghassem Soleimani, tué par les Etats-Unis, était l’architecte de la puissance iranienne
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