Faire parler le masque
Politique

Faire parler le masque

Par Louis Daufresne - Publié le 21/08/2020
Le port du masque obligatoire n’est pas qu’une affaire de santé publique. De plus en plus, cet objet interroge, clive, attise les passions.

Les uns y voient le signe d’un civisme de bon aloi, d’altruisme, une manière de protéger autrui de ses propres miasmes. En ce sens, le masque nous rapproche, en fédérant autour de son usage impérieux toutes les énergies, en créant une cause commune : faire reculer la pandémie. Tous ensemble. L’objet acquiert ainsi une dimension politique, totémique. Dans ce combat, beaucoup se sentent utiles et moins seuls, comme si l’opinion était gagnée par un esprit d’équipe, une foi collective. Malheur à ceux qui jouent en solo : on les corrige, on les marginalise, on les met à l’amende.

D’autres, plus rebelles, voient dans le masque tout autre chose, et même le contraire : une façon d’asservir, d’infantiliser et même, inconsciemment, de réduire l’opinion au silence. Ils ne parlent plus de masque mais de muselière. Ne pas le porter revient à jouir d’une maigre parcelle de liberté, de la dernière qui nous reste, celle de montrer son visage, d’exister. C’est refuser un contrôle social accru.

Sans vouloir trancher la question, on peut interroger cet objet, pour savoir ce qu’il dit de la société et des inflexions qu’on veut lui donner. Martin Steffens, 43 ans, enseigne la philosophie en classes préparatoires à Metz. Ce spécialiste de Simone Weill est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la notion de consentement. La crise du covid lui offre un beau terrain de jeu intellectuel.

Dans une de ses communications, Steffens souligne d’abord le paradoxe qui voudrait que « quand on aime ses proches, on ne s’approche pas d’eux » (annonce qui passe en boucle sur les radios d’État et qui suggère que s’approcher de son proche revient à ne pas réellement l’aimer). Pour lui, ce paradoxe rend fou. L’extension de la peur à tous les lieux ne manquera pas d’accroître un phénomène terrible dont on parle peu : l’augmentation des admissions en hôpital psychiatrique, des séparations et des suicides.

Mais Steffens va plus loin et montre à quel point ce que nous vivons met en péril ce que des siècles de christianisme étaient parvenus à instituer : « Tout se passe comme s’il nous était demandé de passer définitivement de la communauté à son exact contraire : l’immunité. Communauté d’un côté : partage (co-) d’un munus, c’est-à-dire d’une dette, d’un don reçu qui nous oblige les uns aux autres ; im-munité de l’autre, refus de se recevoir d’un autre, refus de ce lien qui nous tient aux autres. »

Communauté contre immunité : pour Steffens, toute communauté est de gratitude. La fraternité chrétienne s’entend comme « l’assemblée de femmes et d’hommes unis par la conscience d’avoir reçu le don gratuit de la vie puis le don, plus grand encore, du Salut ». À l’inverse, l’immunité participe de la peur de l’autre : « peur de la contagion qui, dans un monde où ma santé s’arrête là où commence celle de l’autre, prend la forme éthique de la crainte d’être soi-même contagieux ».

Ainsi le philosophe voit-il dans la distanciation physique (martelée à coup de slogans subliminaux du style « adoptez les bons réflexes », « bon été = bons réflexes ») l’émergence d’un nouveau paradigme : « une façon de faire société dans la distance. »

Steffens ne nie pas l’épidémie que nous traversons : il y a bien un virus qui circule avec rapidité. Il n’est pas dans le déni. Mais, ajoute-t-il, « on peut préférer la relation à la sécurité, en ajustant les consignes à la réalité des risques et en consentant à ceci : on n’entre pas en relation sans prendre toujours un risque ».

La morale, si on le suit, c’est que le message chrétien s’oppose à l’injonction consistant à généraliser le masque et la distanciation sociale. Et pour deux raisons :

1. « D’une part, le Christ nous propose un sacré, non point défensif, mais offensif. Aux religiosités d’exclusion, fondées sur la distinction entre les purs et les impurs, laissant à sa marge et reléguant hors du temple les lépreux, (…) Jésus oppose une pureté contagieuse : il touche et se laisse toucher. »

2. « D’autre part, Jésus ne se satisfait pas d’une morale seulement négative. La fameuse règle d’or disait : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse". Le mal était d’agir et le bien d’éviter l’action. Jésus renverse la perspective : "Fais à autrui ce qu’il voudrait qu’il te fasse." Le mal est de ne pas agir. De croire qu’ "en restant chez soi, on sauve des vies", comme le dit encore un slogan. Le bien, c’est d’agir, quitte à se tromper.»
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